Dans le train, Juan a l'air d'un jeune bureaucrate, tenue de golf crème et gilet d'alpaga brun, chaussures de ville à semelles épaisses, un peu vertes, avec des lacets jaunes, chapeau mou presque chic. Il a adopté à jamais la démarche Goya, celle qui devait faire croire qu'il avait été trop nourri. Il quitte Santiago avec les honneurs, une malle pleine comme un œuf, des mains d'aristocrate, le sentiment d'être arrivé à ses fins de Copiapo, celui de pouvoir se laisser aller vers un destin plus qu'acceptable. Il est le frère d'une poétesse connue, c'est autrement mieux que d'avoir des terres ou de posséder une mine ou une fortune. A ses mains si belles, l'ongle du majeur droit pousse dans la peau et le blesse, il n'a pas de lime à disposition, il a mal, il a le temps de penser que c'est son ambition qui pénètre dans sa mélancolie et il s'endort un moment.
Les paysages laissent Juan impassible car Juan s'efforce de ne pas compter avec le froid, le vent, la pluie, dans lesquels il s'enfonce et qu'il redoute. Il cale son regard de façon à ne pas avoir dans le cadre le sommet des montagnes, il les sait enneigés. Il fixe le bleu des lacs en prenant soin de n'en percevoir que le brillant de mercure. Le train arrive à hauteur de Puerto Montt. Il se vide et se remplit comme un marché de village. Juan est le seul passager pérenne. Il se sent moderne, pionnier qui prend le train, pionnier de la deuxième heure, celui qui arrive après les faiseurs de route et les poseurs de rails, pionnier administratif, pionner organisateur.
Juan somnole. Un courant d'air froid lui fait ouvrir les yeux.
Un cavalier est entré dans le wagon sur son cheval. Les autres ont fait arrêter le train, Juan ne saura jamais comment. Il a peur. Il sent mauvais, d'une odeur que Juan ne connaît pas. Ce sont des bandits, des bandits italiens de Patagonie. L'homme fait marcher son cheval jusqu'à Juan.
-Lève-toi, donne ton argent.
-Je n'en ai pas.
-Tu en as bien un peu, non ?
-Je ne vous le donnerai pas.
-C'est pour la bonne cause.
-Je ne suis pas riche.
-Tu l'es plus que nous.
-Non.
Juan se recroqueville, il attend. L'autre a un regard mauvais, il sent mauvais, il est mauvais. Juan se voit avec une balle dans le front, mais ils n'ont que des fusils, ça lui éclaterait plutôt la poitrine. Il se voit avec la poitrine éclatée. Il veut être professeur ou comptable, il est créole, il est indien, il défend sa terre de Chili et elle doit devenir belle et forte comme l'Angleterre ou comme l'Espagne des conquistadores.
-Je sais qui vous êtes.
-Ah ah.
-Vous êtes des communistes.
Le cavalier rote bruyamment. Il sent l'alcool, le mouton et le cheval.
-C'est pas faux, mais je suis tout seul ici et inutile de t'adresser à moi comme si j'étais avec ma bande, nous ne sommes que tous les deux, toi et moi, tu peux en profiter pour me dire ce que tu penses.
-Vous êtes des communistes.
Juan associe ce mot à la Russie, aux ouvriers en colère, aux corporations, aux organisations syndicales, aux révoltes, à la terreur et au sang, à des photographies. L'autre sort du wagon, Juan le voit descendre du cheval et prendre le temps de l'attacher. Il remonte, tape ses bottes sur le paillasson du train comme si c'était celui des Enfers et revient vers Juan, calme, se retenant de rire.
-Tu disais des communistes, qu'est-ce que tu en sais ?
Il s'assoie pour entamer une conversation de salon.
Juan voit que c'est un homme d'une trentaine d'années, brun, les cheveux balayés de mèches rousses, il parle l'espagnol des Argentins.
- Vous êtes Argentin? Ma mère aussi l'était, elle est morte.
- Où tu vas ?
-A Punta Arenas. Vous connaissez ?
L'homme lui explique qu'il y vit, qu'il a été cuisinier dans une estancia, qu'il a fait plusieurs métiers.
-J'ai fait plusieurs métiers, des fois, je deviens propriétaire, ça dépend, de mon humeur et de mes rencontres. Mais tu te trompes, c'est pas communistes, qu'on est, c'est anarchistes, tu vois, ni dieu ni maître, tu entends ça, petit bonhomme, ni dieu ni maître! En réalité, je me bats pour les autres, parce que moi, je me tire toujours de tout. Tu vois ce que c'est un tondeur ?
Juan ne peut pas croire qu'il vit vraiment cette scène. Il essaie de donner le change en misant sur le ton de la conversation.
-Arrête de trembler!
L'homme au parler argentin a frappé subitement la banquette d'un coup de pied phénoménal. Toute la poussière du monde est sortie du dossier. L'homme rote encore une fois son odeur de vieil oignon.
-Ça te fait peur, ça te fait peur, que je perde mon temps à te raconter des histoires importantes ? Tu crois que j'ai que ça à faire. Remarque, c'est pas faux, je passe mon temps, on en a pour un moment. Il fixe Juan.
-Tu crois quand même pas que je vais te dire mon nom?
-Je ne me permettrais pas de vous le demander, et .. Vous pouvez compter sur mon silence, je ne dirai rien, je ne dirai pas que je vous ai vu, que je vous ai parlé, je ne dirai rien, à personne.
-Merci, merci, seigneur, tu es bien bon!
-Ce n'est pas ce que je voulais dire… Excusez-moi.
L'homme se lève, se dresse, gonfle les poumons, fronce les sourcils, a l'air de préparer un sermon, pointe un index sur Juan. Il se rassoie.
-Ça, petit, ça petit, ne le fais plus jamais, devant personne. Ni dieu ni maître. Ne demande jamais pardon, ne demande pas qu'on t'excuse! Ne le fais plus jamais. Tu me dois rien, t'as compris ? Tu dois rien à personne, Tu t'excuses pas, tu demandes pas, tu te fais pas petit, vu ?
Juan pense que c'est faux. Juan pense que ce bandit est un ingrat, vraisemblablement.
-C'est inexact, je dois moi-même pas mal de choses à pas mal de gens.
A présent, Juan regarde l'homme par en-dessous, il rentre la tête dans les épaules. Il s'attend à prendre un coup.
-Arrête de trembler!
Juan continue à raisonner.
-Vous pensez que je suis un lâche ?
-Pas impossible... Mais pas certain.
L'homme reste songeur. Son regard va de Juan au cheval attaché dehors ; il se renifle les aisselles, rote, trépigne, regarde Juan de nouveau. Juan est pris de l'envie de lui expliquer qui il est, ce qu'il fait, pourquoi il est dans ce train, comme il a peur de prendre le bateau et comme il redoute de ne pas être à la hauteur de la tâche qui l'attend à Punta Arenas mais sans qu'il en prenne vraiment conscience, c'est l'exaspération qui le gagne. Alors il se lève, tout droit, brandit son poing en l'air et l'abat sur la tête du bandit comme s'il tamponnait une feuille. L'autre croit que sa tête va s'enfoncer dans son cou mais encaisse.
-Je ne vous donnerai jamais mon argent, voilà, c'est tout.
Juan a croisé les bras, il regarde le bandit se mettre à rire et fabriquer un crachat qui va s'écraser trois bancs plus loin. Le bandit sort. Juan lui court après et le voit se diriger vers son cheval.
-Attendez, attendez. Comment vous appelez-vous ?
-Alfredo Fonte, lui lance le bandit qui part au galop.
*
Le train repartit. A Puerto Montt, Juan attendit le bateau pour Punta Arenas. Le paysage ressemblait à l'idée que Juan se faisait d'un coin de campagne anglaise que l'on aurait transporté au froid et donné à colorier à des enfants joyeux.
Une fois sur le bateau, il sut qu'il était sujet au mal de mer, ce qui lui évita de se faire du souci pour quoi que ce soit d'autre. La traversée fut un désastre pour son estomac et pour ses intestins. Il montait sur le pont et il vomissait, il déféquait derrière des plots couverts de cordes. Il a eu froid, il a eu froid partout, à sentir la glace le pénétrer pour de bon. Il lui fut impossible de se présenter au lycée le jour de son arrivée. Il dut dormir deux jours et deux nuits dans une salle d'attente, à califourchon sur sa malle, avant de rencontrer Gabriela Mistral.