Gabriela Mistral, Vicuña, avant 1918
Il faut retourner un moment à Vicuña. Gabriela Mistral est allée voir Emelina et leur mère, avant de se rendre à Punta Arenas. La mère est restée en attente, puisant sagesse et calme dans la garde de la maison. Les deux sœurs sont dans le jardin, la terre est chaude, la lumière brillante. Elles goûtent les infusions de cactus qu'Emelina voulait absolument essayer, elles ont un goût de maïs. Puis, un peu de vin, puis elles chantent les comptines que Jeronimo leur envoyait. Elles s'amusent à chanter à tue-tête, en mimant, en dansant.
J'ai deux petites filles
L'une qui parle bien
Et l'autre qui babille.
Jolies mains
Grands pieds
Joli poing
Pied de nez!
A Elqui le soleil
Est comme une comète
Qui promène sa queue
Sans y mettre le feu.
-Il va faire froid, tu auras froid là-bas. Emporte un peu de terre d'ici et mets des marrons dans ta poche, contre les rhumatismes.
-Je suis trop jeune pour avoir des rhumatismes.
-Nous avons tous des rhumatismes, Lucila, tout le monde en a dans la famille et ça commence très tôt.
-J'ai bien assez peur d'y aller, n'ajoute pas à ma peine.
-Rentrons à la maison, je vais te laver la tête et te coiffer comme une dame.
-Tu n'y arriveras pas.
Lucila va au bout du jardin avec ses cigarettes. Ses plantations de cactus sont belles, entretenues par Emelina. Elle laisse venir le chagrin sa muse. Elle ne se montre pas quand elle pleure. Elle est venue pour raconter ce qu'elle ne raconte pas mais elle sait qu'elle ne fera pas ce qu'elle est venue faire. Au nom de quoi éclabousserait-elle l'âme d'Emelina de la boue dans laquelle trempent ses propres amours? Romélio s'est suicidé, comme si elle et lui n'avaient pas vécu dans la même histoire : la jeune fille flattée jouait dans Marivaux, légère, joyeuse, animée de caprice, pendant que le jeune homme errait dans des noirceurs de drame. Elle ne l'a pas vu, elle n'a pas su ce qui arrivait. Romélio l'a trahie, la laissant coupable et sans possibilité de s'amender. Ce que Lucila a à en dire n'est qu'amertume définitive. Les deux sœurs ne se parlent pas des hommes. Elles sont polies, discrètes, dans une pudeur tacite qui confine à la lâcheté, lorsqu'on choisit de faire comme si de rien n'était. Elles conversent à pas de loup. Elles ont mis sur l'épisode une étole opaque qu'il y aurait trop de dangers à retirer. Elles ne se voient pas assez souvent pour mettre à jour ce passé et le traiter à vif. Lorsqu'elles se retrouvent, la conversation est reprise comme un ouvrage laissé en plan.
-Victoria Mistral, ça aurait été bien aussi... Ça claquerait moins que Gabriela, mais c'était bien aussi.
Lucila n'est pas devenue une de ces petites princesses pauvres, non, autre chose, une femme qui laboure ou qui sème, forte, rude, que le travail tient debout, mère peut-être, mais avec les épaules un peu plus larges que le bassin, une femme comme une tour, qui abrite et qui comprend.
Emelina ne touche pas aux cheveux de Lucila, finalement.
Au dernier moment, lorsqu'Emelina l'a accompagnée au train, elle avait encore gardé à portée de main les poèmes qu'elle voulait lire à sa sœur. Elle s'était vue les sortir à la maison, les lui lire dans le jardin, ou un soir, autour du feu, pour goûter l'effet produit sur la première lectrice, pour faire part de sa fierté d'avoir ainsi possédé les mots et transformé leur allure quotidienne. Emelina aurait tapé des mains, ou pleuré un peu, elle se serait régalée des textes et de sa sœur. Mais Lucila s'en est empêchée. Emelina ne peut pas entendre Gabriela Mistral. Lucila elle-même le peut-elle seulement ? Peut-être que le travail des mots ne supporte pas l'intimité, peut-être qu'il faut la distance, peut-être que l'artiste est un pur esprit. Pas de lecture à la sœur d'Elqui. Les mots ne sont pas encore tout à fait à leur place, il faut encore relire et transformer. Il faut laisser l'oubli jouer avec la mémoire et la mémoire avec l'oubli. Il faut écrémer, recommencer, refondre, obtenir une gelée au travers de laquelle on peut lire.