Gabriela Mistral fait le voyage vers Punta Arenas.
Elle a le cœur gros. Son statut ? Celui d'une femme de trente ans qui n'est pas mariée, une femme qui écrit des vers et n'est pas écrivain de destinée comme les jeunes nantis qu'elle a surpassés aux concours, une femme qui a eu des histoires d'amour sophistiquées, dans lesquelles elle s'est perdue à vouloir être désirée et seulement cela. Elle sait ce qu'il en coûte, de ne pas se couler dans les rôles déjà écrits d'épouses, de mères, de maîtresses artistes ou d'amantes ébouriffées. Elle écrit son rôle à elle, tant bien que mal, elle aspire à se posséder. Il lui est arrivé de se sentir comme une forteresse qui brûlerait pour un seigneur croisé que seule la croisade anime, pendant que d'autres seigneurs plus sages tentent de la séduire et d'obtenir ses grâces. Là, elle n'est pas la princesse, elle est la forteresse, elle est les murs, les donjons, les meurtrières.
Elle écrit. Lorsqu'elle n'écrit pas matériellement, elle vit dans l'écriture de ce qu'elle vit. Dans sa condition de femme, dans sa condition de pauvre, il y a de la hargne et de la rudesse. Et autrement, elle croit en Dieu, l'interlocuteur qui apprécie que l'on s'abaisse et prône les humilités, ce qui la sauve. Devant lui, elle se complait à être laide, pauvre, femme, mesquine et tourmentée. Devant les humains, elle porte la tête haute, plus encore que lorsqu'elle est seule.
Chaque kilomètre vers le sud et le froid lui est une expiation. Elle a une mission concrète, réglementaire, dûment écrite, de la main du ministre de l'Instruction Publique, Pedro Aguirre Cerda : assurer la bonne marche du lycée de filles de Punta Arenas, proposer les changements dans le personnel et les mesures d'ordre interne qu'elle estimera indispensables etc. C'est une mission de chef.
Elle arrive au lycée un soir, officieusement, en se présentant à la loge, pour prendre connaissance des lieux dans la seule compagnie du concierge. Ulysse rentrant à Ithaque, elle veut juger de la valeur des gens à leur manière d'accueillir une inconnue. Elle sait s'y prendre avec les concierges. Elle devine que cet homme écrit des poèmes ou en lit quand il a du temps ou en lit à ses enfants. Plus tard, elle interdit toute cérémonie d'intronisation, le faste, les trompettes. Elle sera grande par elle-même, de l'intérieur, l'apparat suintera de sa seule personne.
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C'est Gabriela Mistral qui entre dans son bureau de directrice. De tous les moments qu'elle a vécus, celui-ci est le plus solennel, le premier qui la fait se sentir puissante, adoubée, à une place d'autorité à la hauteur de son talent, dans un cérémonial discret mais fort comme l'Etat. Elle a le ventre plat et dur, la colonne vertébrale raide, rien de léger. Sur le palier du premier étage, une porte double donne sur une pièce immense à plafond haut où travaillent deux secrétaires assises face à face. L'une est chargée de la vie du lycée, de l'internat, de la scolarité, l'autre des professeurs, de leur salaire et de leur emploi du temps. La seconde est aussi sa secrétaire particulière. Quelques chaises indiquent que l'on pourrait attendre. Le mobilier est sobre et cossu. Personne n'entre dans son bureau sans être passé par là.
Gabriela s'enivre de malentendus, se fait subir quelques crises silencieuses de souffrance torturante, des crises de chagrin intense, de sanglots physiques. Assez perdue pour souffrir son saoul, assez consciente pour ne pas se perdre, assez maîtresse d'elle-même pour ne rien laisser voir. Les crises ont lieu la nuit ou dans la salle d'eau. Elle les juge à la fois comme une comédie et comme une vérité.
Gabriela Mistral est une grande dame, elle écrit des poèmes de haut. Gabriela Mistral n'a pas de diplôme élevé, elle a une sensibilité qui la met au-dessus du lot. Gabriela Mistral est la directrice du lycée de filles de Punta Arenas parce que c'est une grande dame du Chili et que les meilleurs doivent aller dans le sud pour que le Chili soit chilien jusqu'au bout de ses terres. Gabriela fait son métier de directrice.
Puis elle attend l'arrivée de l'intendant, Juan Godoy. Elle sait qui il est. La mère de Gabriela avait parlé de l'adopter lorsqu'elle avait su que l'autre femme était morte. Mais l'idée en était restée là parce qu'elle avait eu une attaque. Pour Gabriela, ce demi-frère n'avait jamais compté. Lorsqu'elle avait reçu les papiers qui consignaient son affectation, elle s'était dit qu'elle serait moins seule dans ce bout du monde, mais elle craignait une usurpation. N'importe quel enfant de la vallée d'Elqui pouvait prétendre être son demi-frère. La pensée lui fut désagréable, elle eut honte de l'avoir laissé venir à son esprit, comme une moquerie douloureuse à l'encontre de Jeronimo.
Au bout d'à peine deux mois, il est arrivé, le fils de Padre Jero. Des papiers, des papiers, il en avait plus qu'il n'en faut. Des preuves et des preuves, que c'est bien lui, qu'il est bien le fils de son père, que Monsieur Cabral est bien le directeur du lycée de Santiago, qu'il est bien comptable diplômé, qu'il a bien l'âge qu'il a.
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Il monte à l'étage. Il est devant les deux portes grises et hautes. Secrétariat, il toque. Madame la directrice vous attend. Je suis ton frère. Je suis le fils de Jeronimo. Très bien, prends place dans ma vie. C'est un malheur d'être ici, à Punta Arenas, un sacré malheur. C'est un honneur d'être mandatée par le ministre pour assurer l'éducation dans cette zone, un honneur. Je suis honoré d'être votre intendant, je n'ai encore dirigé aucun service, mais je connais les lycées, de l'intérieur, j'en connais la marche et l'économie. Je compte vous soulager des tâches qui prendraient de votre précieux temps. Il faut que vous puissiez enseigner et écrire, seulement cela, enseigner et écrire. Tu me suivras partout, Juan. Raconte-moi encore Monsieur Cabral et son amour secret, comment tu l'as découvert et gardé pour toi, en faisant l'imbécile, le naïf, Juanito, parle-moi de Padre Jero, dis-moi qu'il était beau et fantasque, dis-moi que la Cordillère est verte et bleue, qu'elle brille comme les ailes d'un papillon géant.
Ils se mirent au travail.