Gabriela était au calme. Elle se mit à revoir les courriers d'adieux et de remerciements qu'elle adresserait aux professeurs mutés dans une autre région pour l'année suivante.
Elle recevait de nombreuses invitations des notables de Punta Arenas. Elle avait du plaisir à les refuser. Elle ne craignait pas l'ennui ou l'oisiveté. Elle avait boudé les fêtes de l'indépendance, boudé les salons, prétextant des indispositions. Il allait faire moins froid. Les élèves auraient été bien au lycée alors qu'elles devaient rentrer dans leur famille. Elle ne se consolait pas d'avoir échoué à obtenir que les vacances soient placées pendant la période la plus froide de l'année. Le jour de la sortie, elle avait fait un discours bref, de la balustrade qui aurait servi de promenade sous un climat tempéré, leur disant de lire autant qu'elles le pourraient. La bibliothèque avait été ouverte, avec obligation d'emporter au mois un livre. Juan avait veillé à tout. Il faisait en sorte de tenir ce qu'elle promettait.
La secrétaire frappa à la porte. Deux messieurs veulent la voir. Qui? Ils ne veulent pas dire leur nom. Ils ne sentent pas bon.
-Je viens.
Elle leur tend la main et serre les leurs avec vigueur.
-Pouvons-nous vous parler ?
-Venez.
Ils la suivent, les secrétaires sont soulagées. Elle invite les deux hommes à s'asseoir, cale ses jambes sous son fauteuil, allume une cigarette, leur en offre, ils refusent.
-On devrait se présenter, Madame.
Elle fait signe que oui, elle les écoute.
-Alfredo Fonte, dit le plus grand.
-José Aicardi, on m'appelle 68, dit le petit.
-Gabriela Mistral, poète et directrice de ce lycée, dit Gabriela.
-Nous sommes...
-Employés à l'estencia Dremer, qui appartient à la famille Benfeld, en réalité. Je suis cuisinier et mon camarade mécanicien. Nous sommes en grève depuis huit jours.
-Il faut tenir.
-Nous avons besoin de vous pour...
-... imprimer des tracts.
Ils se passaient la parole sans se regarder. Gabriela les écoutait, sa pensée flotta vers une qu'elle avait eue avec le gouverneur lors des obsèques de Menendez. Invitée d'honneur à l'église, elle n'était pas allée occuper la place qui lui avait été réservée aux premiers rangs, elle était restée dans la foule et n'avait rejoint les officiels qu'à la fin de la messe, en haut des marches. Elle avait alors salué le gouverneur et il avait fait une remarque sur la chaise qu'elle avait laissée vide. Il lui demandait des comptes. Elle lui avait répondu qu'elle savait sa place, aussi bien dans un lieu saint que dans la ville tout entière, ainsi que son devoir de chrétienne et d'éducatrice. "Je ne suis pas riche et ne serai jamais parvenue" avait-elle dit assez bas mais en fixant son regard. "Vous n'êtes pas non plus de Punta Arenas, Madame" avait-il répondu, suffisamment fort pour être entendu de l'assemblée. "Il est vrai. Je ne suis pas non plus un homme, Monsieur." Et elle avait eu la force de ne pas tourner brusquement les talons, se contentant de remettre ses épaules dans le sens de la descente des marches pour marquer la fin de l'incident. Elle s'était mise à fouiller dans l'affreuse petite sacoche en laine violette crochetée qui lui servait de sac à main, puis elle avait renoncé à allumer une cigarette.
Elle revint à ses visiteurs :
-Il n'y a pas moyen d'imprimer quoi que ce soit dans le lycée, je suis désolée. Je ne peux rien faire pour vous.
Elle percevait le mal qu'ils avaient à rester assis. 68 se leva, il n'était pas si petit.
-Le syndicat commence à s'implanter, nous gagnons du terrain. Il faut que la grève continue pour que les propriétaires cèdent. Nous nous battons pour avoir des conditions de vie décentes. Nous n'avons pas de quoi manger, même pas ça, on en est là, pas de logement, on dort là où on travaille. C'est pire depuis la fin de la guerre, le mouton ne se vend plus, les bateaux se font rares. Si on ne s'organise pas, on n'arrivera à rien. Personne ne peut s'en sortir seul, les tracts, c'est pour qu'on s'organise. Tout le monde doit se rallier, les Chilotes surtout.
-Je suis au courant de tout ce que vous me dites. Ne savez-vous pas que je suis de votre côté ? ...
Les deux hommes n'en étaient pas complètement ignorants. Le bâtiment du lycée leur paraissait cossu.
-Mais vous pourriez... Vous pourriez ... écrire un article, un poème, pour nous, pour El Trabajo, un appel à la grève générale, un appel au réveil de la Patagonie! Alfredo Fonte s'était lui aussi levé, il parlait très fort, comme essoufflé.
Ils étaient là, debout, face à elle, le bureau entre eux. Ils la grondaient, ils se plaignaient à elle, comme si elle faisait partie des profiteurs.
-Si je souhaitais écrire quelque chose pour vous, je vous l'aurais proposé. Je lutte cependant, pour vos femmes et vos filles, pour qu'elles soient instruites, qu'elles aient un peu moins froid, qu'elles mangent à leur faim le temps qu'on me les confie. C'est ma tâche et j'essaie de l'accomplir. Ne croyez pas que je sois indifférente à la misère et à l'injustice. Asseyez-vous.
-Pardon, dit 68, pardon, nous ne vous voulons aucun mal.
Gabriela pensa qu'il avait cru qu'ils lui faisaient peur. Elle ne savait pas ce qui lui déplaisait le plus, leur ignorance, leur injustice, ou au contraire, le fait qu'ils avaient raison. Elle ne savait pas sur quel mode leur parler, elle ne voulait pas paraître condescendante, elle ne pouvait les écouter avec bienveillance, comme on écoute un enfant capricieux qui parvient tout juste à se calmer, elle ne pouvait pas les écouter comme un patron en négociation, elle ne pouvait pas se rallier à leur cause. Elle se défendait d'être incommodée par leur odeur.
Alfredo Fonte resta debout pendant que 68 se rasseyait. Il fulminait. Il se mit à gronder.
-Votre compassion ? Elle ne sert à rien. C'est trop facile, d'être à ne pas bouger, dans une école! Vous croyez que vous leur apprenez quelque chose, mais ce n'est pas de ça que leurs pères ont besoin, ni elles! Il faut d'abord être debout, fier, propre et nourri, et envoyer ses enfants à l'école parce qu'on peut le faire, parce qu'on peut leur offrir ça, en ville, ici, au lieu d'envoyer sa paie pour que la famille ait à peine de quoi survivre. Attendre que le mouton grandisse, attendre qu'il ne crève pas, attendre le bateau, attendre le marché, attendre l'embauche et le reste du temps, et quand on a fini d'attendre, faire un travail qui transforme tes mains en battoirs de bois sec. Ce que nous vous demandons, c'est un appel à la grève générale. Venant de vous, ce serait...
Il parut fatigué, finit par s'asseoir et se tut un moment. Gabriela fronçait les sourcils. Elle le regardait et se sentait la victime de son injustice. Qu'elle ait été mal jugée par le gouverneur, par les dames des salons, par quiconque détenait un pouvoir sur elle ou la considérait comme son inférieure, elle pouvait le supporter, admettre même que c'était une forme de reconnaissance de sa place comme de sa lutte. Mais que cet homme la juge inutile ou dans l'erreur lui était odieux. Il s'apprêtait à reprendre la parole, l'autre semblait gêné mais n'intervenait pas.
-Vous...
-Taisez-vous à présent, écoutez-moi un peu. Je ne suis pas une ouvrière, je ne suis pas une fermière, je ne suis pas un bandit. Je lutte là où je suis, je fais ce que je dois faire, au nom de Dieu et au nom de la justice, au moins autant que vous. Je ne suis pas communiste, ni anarchiste, si c'est ce que vous me demandez d'être. Mais je n'ai pas à me justifier. Devant personne, vous entendez, pas devant vous en tout cas. Allez en découdre ailleurs. Ici, vous êtes dans la maison de l'Etat chilien, vous n'êtes pas devant un propriétaire d'estancia. Ici, on éduque, on soigne, on étudie. Ici, il n'y a pas de profiteur, Monsieur Fonte! Et si l'on vous met en prison, vous aurez mes visites pour réconfort.
-Assez!
Juan était entré dans le bureau sans frapper, en rage. Les deux secrétaires avaient fini par le faire appeler. Elles étaient dans un état d'excitation qu'il ne leur connaissait pas. La plus jeune pleurait et tremblait parce qu'elle se disait qu'elle n'aurait pas dû annoncer les deux visiteurs, elle s'en voulait. Elle avait aussi pensé que depuis le premier jour, la directrice avait ordonné que sa porte soit ouverte à tous, mais elle se sentait coupable d'avoir jubilé à l'idée du trouble que celle-ci éprouverait à voir les bandidos. Elle ne savait pas exactement qui ils étaient, mais elle avait bien vu que ce n'était ni des parents d'élèves ni des représentants de commerce. Les deux femmes disaient ne s'être pas méfiées, elles avaient accueilli les bandidos comme elle avaient l'habitude d'accueillir tout le monde. La plus ancienne, en entendant les voix devenir de plus en plus fortes et violentes, avait décidé d'envoyer sa collègue à la recherche de l'intendant. Elle était restée à la porte, l'oreille tendue, les yeux inquiets, implorant le ciel pour que les choses ne s'enveniment pas.
-Assez!
Juan avait la tête rouge et il restait là, le mot hurlé résonnant à ses propres oreilles. Un peu trop sur le mode de la supplication lui sembla-t-il. Il n'était pas venu à l'esprit de Juan d'en vouloir aux secrétaires. Il n'avait pas préparé de discours, il n'avait pas entendu ce qui se disait, seulement perçu que Gabriela parlait très fort, mais de sa voix calme et articulée, comme si elle inventait chaque mot qu'elle prononçait. Il se tenait immobile, à la porte d'où il avait interrompu l'entretien. Tous avaient le visage tourné vers lui. Il était comme un acteur qui ne sait plus son texte. Puis il reconnut Fonte.
-Suivez-moi, dit-il aux deux hommes.
Il les conduisit dans son bureau après avoir demandé aux secrétaires de s'occuper de la directrice.