A parler des suicides des suicidés de France-Télécom, il y a grand risque de dire des erreurs. Malgré cela il me paraît important de parler d'eux, de parler pour eux, non pas à leur place mais comme on parle sur une tombe, lorsque l'on s'efforce de dire ce que l'on croit juste.
Quelles que soient les raisons personnelles de leur geste, les modalités en sont collectives et spectaculaires. En ce sens, leur geste s'adresse à nous et leur mort se doit de faire du bruit.
On ne sait pas ce que les disparus nous disent, moins encore lorsqu'ils nous sont des inconnus. Tout au plus pouvons-nous témoigner de ce que nous entendons.
Nous entendons des causes observables, les conditions de travail, l'état de l'entreprise, les suppressions d'emploi, les mutations outrancières, la course aux résultats, le management managemental.
Peut-être pouvons-nous entendre aussi, dans le creux d'une bonne oreille, le sentiment qu'ils ont eu de se trouver empêchés d'être intelligents, serrés dans leur camisole technologique et leurs protocoles téléphoniques préécrits, forcés de faire le sale boulot, celui de tromper pour vendre, lequel ne tue pas le client mais peut rendre honteux. Empêchés et lucides, dans l'impossibilité de se démettre (ni partir ni trahir), dans l'impossibilité de se soumettre (ni rester ni subir).
Il y a eu un peu de ça. Je ne le dis pas pour avoir raison. Je le dis parce que leur mort me parle. Non qu'elle m'appelle, mais elle me parle. Il me semble que nous avons quelque chose à partager avec ces personnes. Quelque chose comme un ratio lucidité/pouvoir vraiment défavorable.
Elles ne sont pas mortes de fragilité. Je ne supporte pas qu'il soit question de leur fragilité. La fragilité, c'est le vieil argument des hommes à l'encontre des femmes, celui des cyniques à l'encontre des tendres, celui de certains blancs à l'encontre de l'homme africain.
Je regrette qu'elles soient mortes. Elles ne sont pas mortes de fragilité.