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Billet de blog 15 juillet 2012

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Juan, Punta Arenas, 1919, 3

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[Où Juan vit un moment parmi les bandidos]

Juan se demandait si Fonte allait le reconnaître. Il n'avait pas peur, il n'y avait rien à craindre de ces deux hommes dans cette circonstance.

-Est-ce que vous me reconnaissez ? demanda Juan à Fonte.

La question suffit : Fonte se frappa le crâne du poing et sourit. Juan tenta de les convaincre que c'était eux qui pouvaient aider Gabriela Mistral. Il leur raconta son idée d'un grand goûter pour Noël. Il pensait qu'ils pouvaient trouver quelques fonds pour que ce goûter soit réussi et que toutes les élèves en profitent, aient une boisson chaude, de quoi manger et fêter Noël. Ils acceptèrent. A la condition que Juan se rende sur leurs terres, là où le Chili et l'Argentine se diluent.

 *

Monté derrière Fonte sur un cheval noir et blanc, Juan quitta Punta Arenas, le bruit des bateaux, des machines, l'odeur de sang et d'huile, des métaux qui fondent et se soudent, des charognes, des carcasses, de la laine répandue, recueillie, étalée, emballée, denrée saisonnière et tyrannique. Des hauteurs, il pouvait s'imaginer Magellan. Trimballé comme en mer, il s'efforçait de voir le territoire ras, compliqué, avec des pics qui sont des îles et des îles qui sont des plateaux, ces terres de punition, froides dans le roc humide, et éloignées, des terres où l'on ne se rend que contraint, où l'on ne passe qu'au péril de sa vie, des terres veuves où, comme pour se venger de l'absence d'Eldorado, l'on ne faisait que du mouton qui arrivait vivant et qui repartait mort. Avec lui, toute la civilisation : les prairies comme des mines, la tonte dans des usines, l'équarrissage en cadence. Avec lui, avec la civilisation, les levées d'hommes, Indiens de Chiloé aux abois, Européens émanant du vieux monde en bataille, Alakalufs réduits à rejoindre les baraques sales autour des fabriques et des bergeries qui servent de dortoirs. En deux mois, ils doivent gagner de quoi vivre une année : des aigles avec des mœurs d'insectes.

Juan vécut une semaine en compagnie des bandidos. Il alla avec eux recruter des Chilotes pour le syndicat. Quel que soit le nom que l'on puisse donner à cette activité humaine qui consiste à faire travailler autrui pour n'enrichir que soi, quelles que soient les théories et les époques, deux choses parfois restent à ceux qui ne possèdent rien : le sentiment de l'injustice et le courage qu'il faut pour ne plus la subir. Ils ne sont pas nombreux, ceux qui trouvent les deux, dans leur cervelle et dans leurs muscles, ceux qui s'attaquent au lion plutôt qu'à ses petits. Fonte et Aïcardi sont des repris de justice, des bandits, des nomades. Ils ne sont pas nés en Amérique et ils n'y ont pas fait fortune. Ils sont pauvres, ils ont volé ce qu'ils possèdent, chevaux, chiens gardiens de troupeau, gamelles, alcool, haricots et viande séchée. Ils lèvent une armée. Ils prospectent avec des mots internationaux et des raisonnements de maçonnerie. Ils restent sur les hauteurs pour se déplacer sans rencontres et descendent vers les estancias. Ils commencent par les gargotes où traînent les saisonniers aux bras solides, boivent avec eux et parlent de la misère, de la faim et de Dieu, inventé pour qu'on se tienne tranquille.

-Quand il faut s'occuper des bêtes, les hommes ont des scrupules, on peut abandonner une machine, mais on n'abandonne pas du bétail. Après les bergers, c'est les tondeurs qui sont les plus difficiles à convaincre. S'ils savent que les bergers ont commencé la lutte, les tondeurs se rallieront,  ça les mettra en colère, il faut de la colère. Ils ne savent pas encore ce qu'ils veulent, ils veulent seulement gagner plus d'argent, arrêter de payer pour leur nourriture et leur lit. Après la grève, il y aura le soulèvement et les rapports de force s'inverseront. Tu as les tracts? Il faut distribuer les tracts. Quelques-uns savent lire, ils lisent pour les autres.

 *

Ils revinrent en ville avec une vingtaine d'hommes. Ils s'étaient réunis au soleil couchant, au moment où les gens de bureau devaient quitter le siège de la compagnie. Juan, dans la carriole des munitions, s'était mis à l'écart. Il vit les employés rester attroupés devant le bâtiment. Fonte et Aïcardi étaient entrés à cheval dans le hall, ce qui avait fait beaucoup de bruit et affolé les bêtes. Pendant que les autres grévistes gardaient l'entrée, ils étaient montés à quatre ou cinq, passant du charivari à la prise de pouvoir. Le propriétaire était avec son régisseur en conférence, l'opération ne pouvait se faire qu'à de telles conditions, une secrétaire sympathisante avait donné le tuyau. La troupe avait pénétré dans le bureau, tout le monde savait de quoi il s'agissait. Le régisseur avait levé les bras, en signe de reddition. Le patron avait bien un peu  bombé le torse et demandé à qui il avait à faire. Alfredo avait dit : "A la révolution". Il avait ensuite dicté au régisseur le texte jubilatoire :

Je, soussigné, Monsieur le propriétaire, renonce à la propriété de l'estancia Guanaco Grande et la cède, sans contrepartie, au Conseil Rouge, organisation patagonienne d'expropriation révolutionnaire.

Ensuite, il avait lui-même assis le propriétaire de force dans son fauteuil et il l'avait ligoté avec des cordes de tanneur, les pieds, puis les mains, recroquevillant l'homme dans une position douloureuse pour le dos.

-Tu auras l'odeur de près, ça te fera de la compagnie, monsieur l'affameur de Chilotes. Il lui avait mis un coup de talon dans la mâchoire, ce qui avait fait se renverser le fauteuil. Il ne pouvait pas s'en empêcher.

 *

-C'est un gars comme toi, Juan, qu'il nous faudrait. C'est toi qui saurais faire le régisseur. Nous à l'expropriation et toi à la réappropriation.

-Bah! Je ne tiens pas sur un cheval.

-On te transporterait en carrosse! Reste. Tu as la révolution dans le sang. Et puis, moi, je sais que tu as du courage.

-Ne me demandez pas cela, Alfredo.

Juan avait travaillé des brins de paille en les faisant rouler sous ses chaussures jusqu'à en faire un fagot qui lui servait de repose-pied. Il contractait et relâchait les muscles de ses cuises en même temps qu'il se cambrait et mettait sa mâchoire dans le prolongement de sa colonne vertébrale.

- Non, vraiment, je ne peux pas vous rejoindre.

Le regard d'Alfredo était mauvais. On racontait que le Conseil Rouge abandonnait les traitres au bas d'une falaise, sans aucune chance d'être vus ou entendus, en pâture aux oiseaux ou qu'ils étaient trainés, attachés à un cheval lancé au galop jusqu'à ce que mort s'en suive. Malgré cela, il soutenait le regard d'Alfredo Fonte.

-Fonte, je suis venu là pour que vous m'aidiez à financer un goûter pour des fillettes. Arrêtez de me taquiner. J'ai montré à José comment faire, pour les comptes. Vous n'avez besoin de personne. Il suffit de bien tenir le livre.

-Comme tu voudras.

Ce que Fonte aime, c'est s'emparer, pour de bon, du bien que certains ont en trop à son goût. Plus tard, en Argentine, il aura son armée permanente, il organisera des soulèvements, des occupations, il conduira sa guerre, à l'échelle d'un royaume de rébellion et de liberté. Puis il aura son octobre, en 1921, donné à la police par des travailleurs ruraux si bien syndiqués qu'ils auront vu en lui un danger.

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