Nicole Orthous (avatar)

Nicole Orthous

Abonné·e de Mediapart

125 Billets

0 Édition

Billet de blog 16 juillet 2012

Nicole Orthous (avatar)

Nicole Orthous

Abonné·e de Mediapart

Juan, Punta Arenas, 1919, 4

Nicole Orthous (avatar)

Nicole Orthous

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le goûter eut lieu.

Des tables avaient été ajoutées dans le réfectoire et les chaises enlevées. Les élèves les plus âgées avaient pris en charge l'organisation et la décoration. Sur les tables, alignés, soixante-quinze petits paquets de bonbons étaient déposés chacun sur un poème imprimé et un dessin à colorier, les lumières étaient toutes allumées. Au début de l'après-midi, les petites invitées commencèrent à entrer. Gabriela les accueillait et les dirigeait vers les tables. Elle donnait un verre de lait chaud et un gâteau puis les fillettes s'avançaient vers les tables en procession, tenant le verre comme un cierge. Juan, au fond de la salle, veillait à ce que chacune prenne une place et ne touche pas encore aux friandises. Il se sentait joyeux, fébrile, ravi de faire une bonne action. Il était tout de même un peu inquiet car il se demandait comment Gabriela allait réagir à la surprise qu'il avait préparée pour les petites, peut-être pour la surprendre, elle, avant tout. Il y aurait un autre événement. Il avait tout prévu. Lorsque l'heure viendrait de terminer la réception, il se précipiterait vers Gabriela, lui parlerait à l'oreille pour lui dire qu'il y avait encore un cadeau, pour chaque enfant : on pourrait faire une deuxième distribution à la sortie, trois billets de banque par enfant. On leur ferait promettre de les remettre à leur famille et de dire qu'il s'agissait d'une subvention du lycée. Gabriela trouverait les mots pour accompagner le don, à condition qu'elle accepte le principe de donner de l'argent de la main à la main, ce qu'elle réprouvait absolument et qu'il ne lui avait jamais vu faire.

On chantait des comptines, quelques cantiques aussi, tout ce que les élèves savaient. L'atmosphère ne se détendit que lorsque la directrice donna le signal de lire le poème en chœur et d'ouvrir le paquet de bonbons. Juan avait quitté son poste d'observation. Quand il voulut refermer la porte, il vit que dans la rue, c'était l'émeute. Une foule d'au moins deux cent personnes attendait. Les gens n'étaient pas hostiles mais ils voulaient entrer pour manger. Il y avait beaucoup de femmes et d'enfants, quelques vieillards. Leurs pieds, leurs pieds surtout, attiraient l'attention de Juan, nus, pour la plupart, dépassant des jupes sombres et salies de boue, ou enveloppés de chiffons. Il devait être le seul à porter des souliers.

Gabriela passait dans les groupes, parlait avec les filles les plus âgées. Le bruit de l'extérieur n'était pas exactement perceptible. Elle mit un moment à se rendre compte de ce qui arrivait. Une foule s'amoncelait, sans cri, dans un grondement sourd qui ressemblait à la plainte d'un mendiant géant. Juan se décida.

-Laisse-moi faire, lui dit-il.

Il rabattit la porte sans la fermer, traversa la salle pour sortir à l'autre bout, ce qui lui permit de regagner la rue par l'extérieur du bâtiment. Si bien qu'il se trouva à l'arrière de la foule, muni d'une sacoche qu'il brandit de façon à attirer l'attention. Quelques personnes se retournèrent et virent un homme tirer des billets d'un sac et les lancer en l'air. Le groupe changea alors de direction, Juan à sa tête, se mettant à courir en jetant des billets derrière lui, devant lui, comme un fou. Quand il n'eut plus de billets, il courut encore aussi vite qu'il le put puis s'engouffra dans une petite rue par laquelle il put rejoindre le lycée. Du haut de la fenêtre du premier étage, il vit que les gens ramassaient les billets, aimantés dans une mêlée misérable, aveugle et violente.

Gabriela avait fait en sorte que les élèves ne sortent pas, on avait repoussé les tables et organisé des jeux, ce qui emplissait de joie les gamines qui n'avaient pas l'habitude de s'amuser dans de tels lieux. On avait ordre de chanter le plus fort possible.

"Elle est belle, la révolution!" pensa Juan quand il vit encore quelques groupes se disperser en se poursuivant pour s'arracher l'argent.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.