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Billet de blog 17 juillet 2012

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Juan, Temuco, 1920

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A mes précieux lecteurs, recommandeurs, réactionneurs et encourageants... et aux autres, qui au hasard des clics, prendraient le feuilleton en route.

Chili : un homme incroyablement vieux s'installe au pied de la Cordillère pour écrire une histoire. Dans la vallée d'Elqui, Jeronimo, poète et vagabond, fonde deux familles. Il a deux enfants, une fille avec Petronila, Lucila -qui deviendra la poétesse connue sous le nom de Gabriela Mistral et Juan, avec Angelines. Juan réussit à faire des études à Santiago, grâce à son protecteur, Carlos Cabral, amoureux en secret de Gabriela Mistral. Il rejoint Gabriela qui savait vaguement qu'elle avait un demi-frère, à Punta Arenas, en Patagonie chilienne. Il la seconde dans la direction du lycée de jeunes filles, rencontre des bandits, assiste à la misère.  

Juan voyait Gabriela dépérir de douleurs. Elle était fatiguée, souffrait de rhumatismes. Ses gestes étaient lourds, lents, elle avait pris l'habitude de les prévoir, pour se retourner, attraper un objet de côté, si bien qu'elle semblait toujours empêchée ou paresseuse. Rien ne la réchauffait, aucune pièce n'était assez claire pour qu'elle puisse lire ou étudier, aucune table assez solide pour s'appuyer, aucune fenêtre pour espérer. Elle écrivait, chiffonnait les feuilles, remplissait des corbeilles que l'on ne vidait jamais assez. La nouvelle arriva qu'elle était nommée au lycée de Temuco, région d'Araucanie.

La remontée vers le nord fut joyeuse à Juan.

Il évalua que le lycée de Témuco était dans un piteux état économique alors que toute comparaison avec celui de Punta Arenas le faisait paraître comme un endroit privilégié. Dans la province de l'Auricanie, la Chilénisation n'était pas à faire.

Un grand nombre d'élèves étaient en pension. Le bruit de l'arrivée de Gabriela avait fait augmenter le nombre d'élèves au point qu'il avait fallu, en quelques semaines, ouvrir deux classes supplémentaires et improviser un nouveau dortoir. Juan avait trouvé une situation comptable saine et un fond de réserve considérable, économisé par la précédente directrice. Il fit repeindre toutes les salles de classe, passa commande de séries de livres de surtout parvient à améliorer la qualité des repas. Il était l'aide de camp de Gabriela, il se disait que si elle écrivait, c'était grâce à lui, parce qu'il la soulageait de ses tâches qui n'auraient pas manqué de lui prendre du temps. Il était homme de confiance, pas de confidence. Elle se reposait sur lui, se contentant de contrôler et de demander à être au courant des moindres détails. Elle n'avait pas les moyens de régulariser la situation d'état civil de Juan qui restait trouble. Elle faisait des démarches pour obtenir sa propre retraite. Juan préparait des courriers. Elle les reprenait tous, ajoutant des arguments que lui auraient jugé impudiques. Lorsqu'il se permettait de le penser, il se disait qu'elle confondait l'honnêteté avec la sincérité extrême, comme si elle avait fait le serment de dire les choses telles qu'elles les concevaient, toujours et partout. Il n'avait pas de salaire à proprement parler, il s'allouait une somme raisonnable, chaque semaine, mais toujours après s'être assuré que tous les personnels étaient payés. Les subventions du gouvernement permettaient d'organiser la vie du lycée mais ne constituaient pas des ressources suffisantes pour tout. Juan se surprenait parfois à imiter Gabriela, à reprendre ses mimiques, celle de l'étonnement mâtiné d'agacement, les sourcils froncés et les narines se retroussant, celle de la lassitude altière sans mépris, sans modestie non plus, le buste en arrière, celle du regard perdu vers l'horizon, l'air de voir plus que de percevoir.

Elle avait repris la tradition de cours du soir. La région ne manquait tout de même pas d'adultes à alphabétiser, même si la situation était meilleure qu'en Patagonie. Certains soirs, le cours ne durait pas longtemps et la conversation prenait le pas. Le lycée de Temuco se transformait en salon. Juan adorait ces soirées. Il faisait en sorte que le vin, les olives et le raisin soient servis en quantité. Il avait trouvé le moyen de se procurer des pickles à un prix avantageux, les convives en raffolaient. C'était un salon d'état. On pouvait y rencontrer des paysans, des indiens, des jeunes filles, de jeunes mères avec leurs enfants, on y parlait un espagnol relâché et inventif, à la mode de Gabriela. On y mangeait avec les doigts, il arrivait que l'on vienne avec son propre verre car la vaisselle manquait, certains apportaient leur pain, il n'y avait pas de table, on circulait comme on pouvait, parfois, on s'asseyait par terre. Mais les sujets de conversation, la profondeur des propos, le bouillonnement de la réflexion, la lumière que Gabriel Mistral faisait s'embraser ou vaciller selon son humeur et son inspiration, tout cela faisait une concurrence terrible aux salons des quelques dames riches de la ville qui, les soirs du lycée, ne pouvaient compter que sur leurs toilettes pour attirer quelques propriétaires ni assez snobs ni assez cultivés pour faire la différence entre un colonialisme résiduel et la renaissance d'un continent.

Lorsque tous étaient partis, Juan faisait le ménage. Gabriela l'aidait. Alors, dans cette confiance que l'on n'a qu'en famille, ils s'amusaient, tous les deux, à singer l'un ou l'autre participant. Il se trouvait presque spirituel lorsque lui venait une réplique ou une référence, dans ce délicieux après-coup. Assez subitement, Gabriela se retirait, comme si la fatigue ou les douleurs l'avaient mordue. Un soir, il poussa la plaisanterie en se laissant aller à lui faire une imitation d'elle-même. Il traversa la salle, une cigarette dans chaque main, redressa les épaules, fit mine de s'entraver dans une jupe qui traînait par terre, la chercha du regard et la fixa, ses yeux verts dans ses yeux verts. Puis il récita en déclamant :

Donne-moi la simplicité et donne-moi la profondeur. Que je ne sois ni compliquée ni banale dans ma leçon quotidienne.

Le rouge lui monta aux joues. Il sentit son sang refroidir. Il posa les cigarettes, loucha en regardant en l'air, entama un geste vers elle, les mains jointes pour la supplier d'effacer ce qui venait d'arriver. Il resta muet.

-J'ai froid, je vais dormir, Juan. Passe une bonne nuit.

Il entreprit de balayer, d'épousseter, de récurer. A six heures du matin, il finit de rincer la serpillière et alla se coucher.

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