Je dépose ici, comme des souliers dans la cheminée un 24 décembre, le début d'une histoire que j'ai écrite. Demain matin, j'irai voir qui a lu. S'il y a trois lecteurs et qu'ils disent qu'ils veulent la suite, je déposerai la suite.
Je suis Achille et je suis vieux. Si vieux que l'on pourrait me prendre pour une femme ou pour un insecte.
J'ai loué une maison dans la région de Coquimbo, d'où je peux voir la mine, la pente de la montagne et le bleu du ciel.
J'ai installé la table sous la fenêtre. J'ai vingt grands cahiers et un stylo à plume de luxe que j'ai acheté à l'aéroport de Santiago. Il écrit bien. J'ai sorti les papiers du coffret qu'Emelina m'a donné, je les ai rangés dans des boîtes en plastique, par date.
Je n'ai pas froid, je n'ai pas chaud. On m'apportera à manger deux fois par jour.
A présent, je me hâte.
Jeronimo, vallée d'Elqui.
Il faut se rendre à Ovalle, province de Limari, en 1899. Quelques maisons de tôle et de bois peint en blanc, en jaune ou en bleu vif, l'église rose, sur trois étages empilés, le clocher cubique et pointu, comme celui d'un jeu de construction.
C'est là que Jeronimo Godoy a trouvé un emploi d'instituteur. Jeronimo est savant, connaît tous les poèmes écrits dans sa langue, en écrit lui-même et les dit par cœur. Il n'a aucun goût pour la sédentarité, la patience, la vie familiale. Il est solide, trapu et court, bâti en lutteur mais avec des muscles doux d'indien mapuche.
Il est dans la maison de l'école, dans la pièce attenante à la salle de classe, une table de bois rouge, deux tabourets, un lit comme un tumulus de terre battue et deux rideaux de tulle mordoré qui décorent la fenêtre impossible à ouvrir, parce que la peinture a collé les battants l'un à l'autre à tout jamais. L'évier est dans la salle de classe. Il est équipé d'une cuvette de zinc et d'une calebasse à maté. L'eau est dehors, au puits. Jéronimo pose sa valise sur la table et s'assoie sur le lit, regarde la bouteille de pisco, n'y touche pas, se dit qu'il sera bien, là.
Il a quitté son épouse Petronila. Elle n'a pas voulu venir avec lui. Elle est restée à Vicuña. Elle n'a plus voulu suivre cet homme. Petronila Rojas Alcayaga… à la voix si belle, flûtée et parfois grave. C'est la voix qui l'a séduit puis l'a fait amoureux. Elle avait une trentaine d'années lorsque Jéronimo l'a entendue pour la première fois. A l'âge de vingt ans, il avait obtenu un poste à Vicuña. Petronila était serveuse dans une cantina, entre les champs et la mine, femme de petite taille, enjouée, vive, l'air d'être tombée dans la poussière du Chili par erreur, la gorge enserrée dans un bustier à col montant de dentelle blanche, la taille prise dans une jupe rouge, le même costume tous les soirs, comme au théâtre. Elle tenait son personnage de serveuse de bar, le chignon miraculeusement retenu par une seule épingle en or qui semblait un bijou aztèque et qu'elle défaisait lorsque la soirée se prolongeait pour que ses cheveux étalés produisent l'effet d'érotisme qui allait pousser les hommes à consommer encore de l'alcool, du pisco sans doute et un peu de vin d'Elqui.
Il était venu boire et l'écouter plusieurs soirs de suite. Puis cela ne lui suffit plus. Il l'avait attendue, recroquevillé, en face de la cantina, restant la nuit entière après la fermeture, puis la journée, oubliant son propre travail. Il ne s'était levé que pour aller cueillir quelques fleurs dans les parterres de l'église et lorsqu'elle arriva, vers six heures du soir pour préparer les tables, il se présenta à elle, mal rasé et ne sentant pas bon, cinq petits bouquets à la main.
"-C'est pour les tables. Pour décorer les tables. Je vous aime."