Puis ils quittèrent Temuco. Il avait beau savoir que ce n'était pas son lycée, il aurait aimé y continuer son œuvre de restauration. Gabriela devait être à Santiago à la rentrée pour inaugurer le lycée n°6 dont elle prendrait la direction.
Santiago, le lycée de Juan, Carlos Cabral, leur drôle de compagnonnage. Les deux hommes avaient échangé quelques lettres au temps de Punta Arenas. Au début, Juan racontait ce qu'il vivait, comme si les entretiens hebdomadaires perduraient. Cabral semblait toujours plus curieux des faits et gestes de Gabriela, au point que Juan avait cessé de répondre aux questions en se gardant de donner des informations sur celle qui était devenue sa sœur. Il n'eut bientôt plus rien à écrire. De son côté, Carlos Cabral se voyant piteusement réduit à l'affût du moindre mouvement de la femme qu'il aimait au-delà du raisonnable, avait décidé d'être plus discret, de ne plus poser de questions, ce qui lui fit prendre la mesure, avec quelque surprise et un peu de désagrément, du faible intérêt réel qu'il portait à son protégé. Leur correspondance s'était tarie.
En mars 1921, le tout Santiago était réuni pour l'inauguration du lycée n°6. Carlos Cabral faisait partie de la délégation. Plus, il avait été chargé de prononcer le discours qui introduirait celui du ministre. Le pauvre homme n'en dormait plus. Il avait écrit un discours par jour chaque jour des quatre mois qui précédaient la cérémonie. Dans tout le Chili, personne ne connaissait comme lui la vie de Gabriela Mistral et personne n'avait collectionné avec autant de maniaquerie les articles qui parlaient d'elle. Il faisait venir des journaux du Mexique, des revues des Etats-Unis. Il possédait, parfois en plusieurs exemplaires, le moindre ouvrage dans lequel paraissait un poème d'elle. Si bien qu'écrire le discours qui devait accompagner l'arrivée de Gabriela Mistral à la direction du lycée de Santiago et ne pouvoir le faire que pour faire valoir celui du ministre lui était une tâche impossible et lui devint une idée insupportable. Il avait essayé toutes les façons, la tendresse, l'humour, l'ironie, la distance, la préciosité, le respect extrême, l'allusion, la franchise, le drame, la tragédie. A trois jours de l'inauguration, amaigri, épuisé, énervé et vaincu, il rédigea d'une seule traite sa lettre de démission, messager sans message ayant tué sous lui en vain dix chevaux et bien plus. Il venait d'y mettre le point final lorsqu'on lui annonça que Juan Godoy demandait à le voir.
-Entrez, mon ami. Ma parole, vous avez grandi! Est-ce l'air du grand Sud ?
-Monsieur Cabral! Vous ne m'avez pas oublié! Je vous trouve bien maigre, si j'ose le dire. Êtes-vous souffrant ? Je vous dérange ? Je ne veux pas vous déranger.
Cabral vit dans la visite de Juan le signe du destin. La passion qui l'avait laissé exsangue lui fit repartir le cœur. En quelques minutes, il reprit ses esprits et son goût de l'intrigue. Il expliqua à Juan qu'il devait impérativement rencontrer Gabriela Mistral en personne et seul car il devait la mettre au courant de quelques petites erreurs diplomatiques à ne pas commettre le jour de la cérémonie, informations qu'il était le seul à détenir et qu'il aurait jugé carrément indélicat de ne pas dévoiler à la première concernée. Juan dit que cela était bien naturel et lui promit un rendez-vous pour le lendemain en milieu d'après-midi. Gabriela accepta volontiers de faire la connaissance de l'homme qui avait aidé son demi-frère.
Carlos Cabral se rendit au lycée à l'heure dite et fut conduit à l'appartement, dans les locaux du lycée neuf. Il transportait une valise si lourde qu'il avait de la peine à la soulever à plus de dix centimètres du sol, ce qui lui fit heurter chaque marche en produisant un bruit sourd qui ameuta les derniers peintres et les premières femmes de ménage. Il était en uniforme de cérémonie. Juan l'attendait au haut de l'escalier, il comptait le présenter à Gabriela avant de les laisser seuls. Il se dit que les secrets diplomatiques prenaient bien de la place mais ne douta pas du sérieux et de l'importance de la rencontre. Dans les yeux de Cabral, il perçut autant d'espoir que de désespoir. Il lui serra la main et le fit entrer dans le couloir, le précéda jusque dans le salon où l'attendait Gabriela. Il fit les présentations et sortit. On n'entendit rien au début, le temps que l'attroupement dû au vacarme de la valise se disperse. Puis ce fut le rire de Gabriela, puis paroles de reproches dans la bouche de Cabral, puis des lamentations.
"Je veux être son mari ou rien". C'est la phrase qu'il prononça lorsqu'il sortit de l'appartement et qu'il trouva devant lui un groupe d'une douzaine de personnes plus amusées qu'inquiètes. Juan alla à sa rencontre, lui prit le bras et marcha à ses côtés jusque dans la rue. Tu comprends, je veux être son mari ou rien. On ne peut pas laisser une telle personne sans protection. Elle a beau se croire solide comme un roc, elle a ses fragilités. Une femme ne peut pas aller dans le monde comme elle le fait sans courir le danger... les dangers... Enfin, bon, ça ne se fait pas.
-Mais, Monsieur Cabral, vous n'avez pas... Vous ne lui avez pas...
-Bien sûr que si! Que voulais-tu que je fasse ? Je l'aime depuis le premier jour, je l'aime depuis qu'elle sait tenir un crayon, depuis qu'elle respire, je pense à elle chaque minute de ma vie.
-Et elle ? Qu'a-t-elle dit ? Comment elle a régi ?
-Elle m'a ri au nez. Elle m'a pris pour un fou. Elle n'a pas cru que la valise était pleine d'elle, de choses d'elle, de choses qui parlent d'elle, d'elle et de moi, ses poèmes me sont destinés. C'est ma personne, mon amour, ma fidélité, oui, ma spiritualité, ma dévotion, ses poèmes, c'est moi qu'ils disent, le manque qu'elle a de moi.
-Votre valise ?
-Je la ferai prendre. Ou je la lui offre, qu'elle la garde, il n'y que d'elle dedans. Écoute-moi. Cette femme a besoin d'un mari, ce mari ne peut être que moi. Elle n'a aimé que des freluquets dandys vaguement poètes, des coureurs, des ténébreux, de pacotille, des canards, des, des... Elle est seule. Elle n'est plus très jeune. Moi, je suis solide, je lui donnerais une, une, une dignité. Elle sera comme il faut être, tu comprends ? On la respectera comme elle doit être respectée, ça fera taire les ragots, les médisances, les petites histoires basses qui me sont si pénibles, alors pour elle, j'imagine! En réalité, je lui offre mon service, elle ne veut pas le savoir, pas le voir elle ne veut pas le reconnaître. Elle est une statue et personne ne le sait. Si elle ne veut pas d'un compagnon, qu'elle accepte au moins un valet qui pourvoirait à tous ses besoins et garderait propre et glorieux son piédestal. Elle ne veut pas le reconnaître, ne veut pas le reconnaître.
-Vous ne la connaissez pas bien, pas assez...
-Et toi! Et toi, bougre de gamin, tu la connais ? Comme tu crois que tu la connais! D'abord c'est grâce à qui ? Qui t'a mis là où tu es ?
-Je sais ce que je vous dois.
-Non, non, franchement, tu ne sais pas grand chose. Je ne dis pas ça, tu ne me dois rien, mais ne dis pas que tu la connais mieux que moi. Personne.
Juan n'en croyait pas ses oreilles. Il n'avait plus pensé que Gabriela pouvait être l'objet d'un amour. La conversation continua un moment sur les mêmes tons puis Cabral disparut, presque en courant. Juan se demandait quelle était la gravité de l'erreur qu'il avait commise en rendant possible la rencontre, dans ce lieu, à cette heure. Il était navré, soucieux, craignait que Gabriela ne soit tournée en ridicule. Il en voulait à Cabral de l'avoir utilisé, et utilisé depuis si longtemps, et même de n'avoir rien fait d'autre que l'utiliser.
Les cérémonies eurent lieu, le ministre excusa l'absence de Carlos Cabral, indisposé.
Juan logeait au lycée, dans un appartement de fonction grand comme un mouchoir de poche d'où il pouvait voir la cour et l'allée d'honneur. Gabriela avait trouvé une maison près de Santiago, du côté de La Cisterna.
Ils firent un voyage en auto jusqu'à Ovalle. Elle voulait acheter de la terre. Elle cherchait à voir la Cordillère et semblait en être assoiffée. Elle demanda que l'on grimpe un raidillon pour regarder la montagne autrement qu'en contrebas. Assis avec elle à l'arrière de la voiture, dans une proximité qu'il n'avait jamais éprouvée auparavant, pas même lorsqu'ils regardaient ensemble les comptes à Punta Arenas, l'un près de l'autre tant qu'il y avait un peu de lumière, Juan se sentait presque tranquille. Il était aux côtés de sa sœur. Il voyait les Andes qui l'auraient plutôt pousser à courber l'échine. Il n'en goûtait pas la splendeur, l'amplitude, l'essence mais il pouvait en avoir une idée, comme si la sublimation qui traversait Gabriela parvenait jusqu'à lui et l'atteignait dans la fin de sa course. Il passa le trajet à se préparer à parler de Jeronimo leur père. Ses mots s'arrangeaient, prenaient leur élan, attendant leur tour. A trois reprises, ils furent repoussés par des incidents triviaux, trou dans la chaussée, proposition d'un arrêt pour boire, demande de l'heure qu'il était. Lorsqu'il descendit de la voiture, il eut le sentiment d'avoir laissé passer l'occasion d'un rapprochement fraternel.
Gabriela se trouva en prise avec des humeurs malsaines, des médisances. Punta Arrenas avait eu de l'enfer les températures extrêmes, les ciels bas et l'impunité des riches. Santiago en eut l'étouffement provoqué par le sentiment de ne pas être à sa place. Elle y était sans cesse inquiète du courrier. Tout le monde savait qu'elle se rongeait d'une histoire d'amour mal partagée et qui datait de plusieurs années. Juan percevait, de façon vague, qu'elle avait l'amour compliqué. Il ne voulait à aucun prix savoir quelque chose de ses affaires de cœur, c'était aussi impudique à ses yeux que s'il avait surpris Gabriela au bain. Il sentait cependant combien elle se débattait dans un milieu hostile, avec un homme qu'elle jugeait insuffisant. De plus, elle ne parvenait toujours pas à obtenir sa mise en retraite et l'octroi de sa pension.
Lorsqu'elle reçut l'invitation de se rendre au Mexique, en tant que grande dame américaine reconnue et salvatrice, elle ne se fit pas prier pour quitter Santiago.