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Billet de blog 19 juin 2012

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Jeronimo, vallée d'Elqui, 1899, 1

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[oh! merci de vos encouragements, mille fois d'accord pour un titre à trouver, si vous en avez le coeur. Je n'ai absolument pas prévu de découpages, alors je ne sais pas ce que cela va donner... ]

Petronila en avait entendu d'autres. Elle savait lire et écrire grâce à sa mère bigote folle de Bible. Elle gagnait sa vie dans ce lieu mal fréquenté parce qu'elle était veuve, mère d'une fillette de dix ans et parce que sa voix faisait gagner pas mal d'argent au patron. Jéronimo eut à peine droit à un regard. Elle arrangea les tables, posa chaque bouquet dans un verre et vint remplir chaque verre avec un pichet d'eau. Il s'était adossé à une poutre, le pied droit remonté à la hauteur du genou gauche, les yeux rivés aux gestes de la serveuse, se grattant bruyamment la barbe de temps à autre. Les hommes se mirent à s'installer, à commander à boire. Vers dix heures, Petronila monta à l'étage et redescendit en frappant du talon plusieurs fois chaque marche, montrant par là qu'elle allait chanter. Jéronimo se mit à jouer de la guitare, de la table où il était. Elle attrapa les notes avec une fluidité qui l'étonna elle-même. La prise avait été brusque, rapide, parfaite, délicieuse pour tous les deux.

 Il se dit qu'il sera bien là, à Ovalle.

Il apprendra que ce qu'il a laissé va lui manquer comme si on l'en avait  privé. Il regarde ses mains. Ils ne se sont pas même disputés. Il est parti en les embrassant, toutes les trois, en les serrant dans ses bras. Emelina, la fille de Petronila les yeux rougis depuis l'annonce du départ, les yeux rougis deux mois durant, les mois qui sont les plus beaux à Vicuña, les mois où le ciel a la pureté si haute et si bleue qu'on croit qu'un dieu y habite. A voir la fillette, on aurait dit que c'était elle qui était la femme abandonnée, comme trahie au matin de ses noces. Elle avait adoré cette époque, à vivre avec sa mère, padre Jéro et la petite soeur Lucila, venue au monde si vite après la rencontre à la cantina. Les parents la racontaient à table, cette rencontre, joyeusement, comme un miracle dont ils étaient les héros.

Lucila avait eu dix ans en avril. Le soir de son anniversaire, padre Jéro avait dit : "Nous partons à Ovalle, on me confie l'école, là-bas, je serai le directeur, je ferai tout. Le logement est petit, mais on sera bien. Je ne boirai plus, je ne partirai plus. Je vais m'assagir. Il est temps que je m'assagisse, finie la vie de pochtron, finies les sorties la nuit, les cours manqués, finie l'errance. Je le jure, je vous le jure, je me le jure. Après tout, je ne suis pas d'Atacama. Je me suis cru d'Atacama. Je me suis cru un indien du désert, un porteur de la belle parole, un homme de progrès, un chaman conquistador. Je me suis cru venu de cette terre par cette terre pour cette terre, je me suis cru venu pour la sauver, la grandir, l'aimer et la faire aimer aux enfants, aux vieillards, aux femmes aux yeux si beaux.

Ma Peta, ma Petronila, ma douce, mère de mon enfant, je ne te quitterai plus. J'ai cru, j'ai cru jusqu'à ce jour que le vert de mes iris était celui de la vallée d'Elqui, celui des oasis et celui des geysers, celui de la Cordillère, là où les rochers sont d'obsidienne, là où les volcans s'arrondissent sur l'échine hérissée des Andes, j'ai cru que j'étais un aigle fait homme. Ma Peta, ma Petronila, ma douce, mère de mon enfant, mère de nos deux filles, je ne te quitterai plus. Et pour les femmes, moi le coureur, moi le poète de la vallée, de la roche, du sable et des mots décorés, je ne les verrai plus. Je ne veux que vous trois et mon école. Et que je retrouve dans ma fidélité nouvelle une nouvelle éternité.

Emelina était émerveillée mais Petronila en avait entendu d'autres.

Après leur rencontre, Jéronimo avait été fou d'amour, conquis à en perdre la tête, il ne savait plus qu'elle. Il l'avait épousé avec ferveur et l'avait installée dans sa vie. Ils chantaient. Elle n'était plus serveuse à la cantina mais elle venait certains soirs s'y produire, accompagnée de son guitariste. Il gagnait de l'argent comme professeur. Mais ils ne connurent pas un moment de stabilité. Ils furent itinérants, à Tierra Amarilla, à Monte Grande, à Quabredita, à Punte de Cabre, se déplaçant à pied ou à dos d'âne, selon les salaires du soir. Elle tomba enceinte tout de suite. Il en fut heureux, fou heureux, parce qu'il ne savait pas être simplement content. C'est lui qui se sentait plein et gros, il écrivit ses meilleurs vers. Elle chantait et il jouait et il buvait et ils repartaient le lendemain, Petronila sur l'âne, Emelina calée dans une charrette qu'il tirait, guitare au dos, marchant et chantant les montagnes, les vignes, les vallées sinueuses et le ciel d'or et d'azur.
Elle l'avait suivi ainsi de nombreuses fois. Elle l'avait tellement suivi qu'un jour d'avril 1889, elle avait senti qu'elle était trop loin des siens. Alors, près d'accoucher, elle avait souhaité, coûte que coûte, partir dans la montagne et rejoindre Vicuña. Ils prirent la route et parcoururent la quarantaine de kilomètres qui séparait La Union de Vicuña. Un jour et une nuit. La naissance de Lucila eut lieu dans la maison de la mère de Petronila et celle-ci fit jurer à sa fille de ne plus jamais suivre son mari. Elle jura et ne tint pas parole, mais sa vie ne fut plus jamais bonne, plus jamais légère. L'annonce du départ pour Ovalle n'était que la litanie concentrée de ce que Jéronimo avait toujours dit. Elle ne doutait pas de sa sincérité, mais la lassitude lui était venue. Qu'il parte, qu'il aille faire le beau, qu'il aille chanter ses vers, donner ses leçons à toutes les femmes de la planète, elle n'en était plus à se sentir trompée, elle avait atteint l'époque de l'indifférence, comme une femme qui sait qu'elle ne sera plus aimée, qu'il lui faut avoir à l'esprit, au jour le jour, que les hommes sont vains.

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