[ Le 2 août, le récit a été suspendu. Le lecteur se rappelle-t-il que Juan a été conduit à abandonner l'un des jumeaux qu'il a eus avec Marina? Est-il prêt à se rendre à Hendaye pour connaître la suite? Je le saurai demain en ouvrant mon journal.]
Anna Alacayaga, née Figondo en 1900, était fille de salle au sana. Elle avait un fils prénommé Jean Baptiste et un mari prénommé Manuel. Elle était née à Biriatou, avait gardé les vaches dès l'âge de cinq ans, parlait le basque, l'espagnol et le français, mais peu. Rien n'était plus ciré dans la ville d'Hendaye que l'escalier de bois qui conduisait au petit appartement où elle et son mari étaient logés, dans une villa du bord de mer. Elle avait épousé Manuel Alcayaga à la suite d'un arrangement entre son père et le père de Manuel. Le père d'Anna avait contracté une dette envers celui de Manuel qui désespérait de trouver une femme à ce dernier de huit enfants, au caractère colérique, autoritaire, effrayant en tout cas. Manuel avait vu partir ses quatre frères à la guerre. Aucun n'était revenu. Deux de ses sœurs s'étaient faites Dominicaines, l'aînée étant restée auprès de ses parents pour travailler à la ferme. Manuel avait quitté Birriatou pour Hendaye où il avait été embauché comme chauffeur au sanatorium. C'était une bonne place. Anna, elle aussi, avait une bonne place. On lui avait appris à désinfecter les lits, à les faire au carré, à dépoussiérer, aérer, cirer, frotter, nettoyer. Elle travaillait dur. Elle était forte, solide comme un roc, se plaisait-elle à dire. Elle avait remporté le concours de mollets de la plage d'Hendaye l'année de ses dix-sept ans, pendant les jeux de force basque que la première guerre mondiale avait endeuillés mais pas interrompus. Adolescente rude, jeune femme ignorante et aussi peu encombrée que possible des facéties féminines de séduction, elle était un bon parti pour Manuel. Le mariage, pour l'un et pour l'autre ne parut pas plus forcé que le reste de la vie: obéir à des lois non écrites, travailler, servir, être honnête, s'amuser dans le temps imparti, dans une soumission qu'on ne questionnait pas.
Anna fut convoquée par le directeur du sanatorium qui lui expliqua qu'un enfant était à adopter, un enfant de quelques mois. Elle comprit qu'il lui proposait l'enfant parce que son deuxième, René, était mort une semaine après sa naissance. La venue de ce deuxième bébé avait été pour elle préoccupante. Le mari avait grogné, tout au long de la grossesse, disant que ça tombait bien mal et qu'on aurait moins d'argent. Anna avait la possibilité d'emmener son premier, Jean Baptiste, à son travail et le gardait à côté d'elle, dans une grande corbeille en osier, pendant qu'elle nettoyait les chambres. C'était une pratique assez courante, personne n'y voyait d'inconvénients. Lorsqu'il sut marcher, elle put le laisser à la nurserie du sanatorium. La venue d'un deuxième enfant compromettait de tels arrangements. Pour le mari, qui avait une conception moderne de la famille, il n'était pas question que sa femme reste à la maison à pouponner et à paresser, elle devait gagner sa vie. C'est ce deuxième salaire qui les aidait à sortir de leur condition d'exploités.
Le directeur du sanatorium fut étonné, déçu et perplexe de ne pas voir Anna se confondre en reconnaissance lorsqu'il lui parla d'un petit Achille pour lequel on ne pouvait rêver meilleur foyer.
Anna rentra chez elle, Jean Baptiste à la main car elle refusait de le porter depuis qu'il avait marché pour la première fois, imprégnée de cette conversation et aussi tremblante que décidée à l'idée d'en faire part à son mari.
-Combien paient-ils ? demanda Manuel.
-Payer pourquoi ?
-Pour qu'on prenne ce gamin.
-Je n'ai pas demandé. Ils ne m'ont rien dit.
-T'as pas pensé à ça, t'as pas pensé aux sous ?
Elle n'osa pas répondre qu'elle n'avait pas pensé aux sous.
-Ils ne nous donneront rien. C'est eux qui nous font un cadeau. Ils remplacent René, notre enfant qui est mort, tu te rappelles?
Elle tenait la louche et elle fut près de la lui envoyer au visage. L'absence de peine que son mari avait montrée lorsque l'enfant était mort avait laissé en elle une trace de haine qu'elle se jurait de ne jamais effacer.
-T'en voudrais, toi, de cet enfant ? On sait pas d'où il sort.
-Il est né à Marseille, il est né là-bas. Sa mère est morte en accouchant, elle était du Chili mais son père est d'origine basque, des Basques du Chili, des Alcayaga et quelque chose, même, si tu veux savoir, une famille des ambassades, des gens de la haute, mais du Chili. Peut-être une parentée célèbre, au Chili…
-J'en connais pas, moi, des Alcayaga qui seraient partis au Chili, y'en a pas dans la famille. Ils sont peut-être partis il y a longtemps, mais moi, j'en connais pas. Et surtout pas de la haute! Nous, on part comme matelot et on revient pas, plus de nouvelles. Les oncles d'Amérique, c'est pas pour les Alcayaga. Il a un nom alors ? Il est pas abandonné ?
-Si, il est abandonné, la mère est morte et le père n'a pas donné signe de vie.
-T'en voudrais ?
-Ce serait normal. Ce serait comme ça devait être, notre vie, on aurait un deuxième fils. J'ai gardé des habits, j'ai encore toutes les affaires de Jean Baptiste, le lit est encore en place et puis, ce petit, il a besoin de nous… et puis, pour nous, ce serait normal, d'avoir un autre enfant, il existait.
-T'en voudrais alors, toi, de ce chilien?
-Il est peut-être aussi basque que toi, ce chilien. Ce que j'ai pas voulu, c'est que le nôtre meure, ça, je l'aurais jamais voulu.
-Y'aura pas une indemnité, quelque chose ?
-Je demanderai, si tu veux.
Le lendemain, Anna se résolut à porter Jean Baptiste dans ses bras sur le trajet du sana.
-Batiste, tu vas avoir un petit frère.
-Je l'ai déjà eu un petit frère, et il est déjà parti.
-Celui-là, il va arriver, il ne partira pas.
-Comment il s'appelle ?
-Achille.
-Achille René.
-Non. Achille.