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Billet de blog 21 août 2012

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Achille, Hendaye, après 1926

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Le directeur s'occupa des papiers. Anna récupéra ses deux enfants à la nurserie un soir que Manuel finissait à la même heure qu'elle. Il put passer les prendre tous les trois avec la voiture dont il était le chauffeur. Il avait négocié avec le patron que s'ils prenaient Achille, il pourrait disposer de la voiture de service quand elle ne servait pas, essence payée et kilomètres aussi.

Jean Baptiste fut étonné d'avoir un nouveau frère qui marchait aussi bien mais il fut plutôt content de ne pas avoir à attendre pour jouer avec lui. Ils s'élevèrent, entre la plage et l'école. A marée basse, ils fabriquaient des mondes avec les enfants du quartier des Jonqueaux, en traçant des propriétés, les pâturages, l'étable, la ferme, le ruisseau, le marché. Ils n'étaient autorisés à se baigner qu'en présence de leur père, le soir ou les jours de congé. En réalité, Achille et Jean Baptiste s'en donnaient à cœur joie sans l'attendre, tout nus pour ne pas saler leur maillot tricoté. Ils connaissaient les caches des poulpes, les coins qui s'effritaient dans les rochers, les courants un peu plus au large.

Un jour que Jean Baptiste fit dans sa culotte à l'école parce que le directeur lui avait donné un coup de règle en fer qui l'avait effrayé au point qu'il perde le contrôle de ses sphincters, le maître, après lui avoir permis de changer de slip, emballa la merde dans un paquet et chargea Jean Baptiste de le remettre à sa mère. Achille raconta que c'était lui qui s'était oublié et il fut excusé car il était encore petit et que cela pouvait arriver. Personne ne fut puni.

Les deux frères étaient costauds, bâtis en muscles et ne craignaient personne. Achille était le plus grand tout en étant le plus jeune. Il avait sauté une classe parce que Jean Baptiste lui avait appris à lire et se retrouvait dans le même cours que son frère, tenu par le directeur en personne. Jean Baptiste était bon en grammaire et Achille en calcul. A eux deux, ils étaient imbattables pour les devoirs faits à la maison qu'ils partageaient sur la table de la cuisine, débarrassée comme un autel des pelures de poireaux, de carottes et de pommes de terre de la soupe quotidienne d'Anna. Ils collectionnaient des objets qu'ils ramassaient à marée basse, beaucoup de morceaux de bois travaillés par la mer auxquels ils donnaient des noms ou des utilités et dont ils avaient fait un musée, au fond du jardin, dans une cache de l'abri à outils.

Manuel et Anna avaient dit ouvertement, dès le début, qu'Achille n'était pas leur fils, je ne veux pas qu'on parle dans leur dos, Jean Baptiste l'avait toujours su, ainsi que les voisins, les commerçants, les instituteurs. Cela ne changeait rien à leur manière de l'élever et de l'aimer. Jamais ils ne faisaient de différence entre les deux frères : tous les deux étaient menés à la même dure, dans une égalité totale, les deux prenant la même rouste, sans enquête pour déterminer le vrai coupable et différencier le poids de la faute. Ce que l'on avait dit à Achille, c'est qu'il était du Chili. Ce qu'il avait lui l'habitude de dire, c'était, non, je suis des Jonqueaux, mais d'une famille de la haute. Il fut décidé qu'on ne fêterait qu'un seul anniversaire pour les deux. Chaque 3 avril, les deux garçons se réveillaient à peu près tranquilles : pas de fessée ce jour-là, puis ils regardaient de près l'arrière du mollet d'Achille. Ils regardaient où en était la tâche mongole qu'une voisine avait identifiée.

-Il a la tache mongole, Anna, le petit.

-Tu crois ?

-Oui, regarde, en plein jarret.

-C'est grave ? Il faut que je le fasse voir. Qu'est-ce que ça peut être ?

-T'en fais pas, ça veut dire que c'est un sang mêlé, arabe ou nègre, enfin, il doit être du sud de l'Espagne, bien du sud.

-Il est du Chili, mais basque pour son père, enfin, d'origine, c'est ce qu'on m'a dit. Bah! Il n'en sera que plus résistant. Il est pas bien foncé, de peau, de couleur de peau.

-Tu verras, ça passe avec le temps. Y'a que les enfants qui ont ça.

Anna avait expliqué à Achille que ça passerait. Jean Baptiste lui avait dit :" J'ai une idée, si on la regarde que le jour de notre anniversaire, elle s'en ira toute seule". Alors, ils ne la regardaient pas. Le jour des treize ans d'Achille et des quatorze ans de Jean Baptiste, elle avait disparu en tant que tache.

Ils fondèrent le clan mongol un soir de novembre 1937, sous une pluie battante, avec trois autres garçons. L'épreuve consistait à courir pieds nus dans le sable, de la Pointe aux Deux Jumeaux sans s'arrêter, le plus vite possible, tous ensemble. C'est Jean Baptiste qui avait eu cette idée que les autres avaient adorée : tu cours le plus vite possible mais tu dépasses pas les autres. On est en ligne et à fond. Ils s'y étaient essayés à plusieurs reprises, sur un peu plus de la moitié du parcours. Le jour où ils avaient choisi de tenter la course jusqu'au bout fut le bon. Ils n'en croyaient pas leurs yeux. Ça avait marché! C'était possible de faire un truc pareil. Tu cours le plus vite que tu peux mais tu dépasses pas les autres, en ligne et à fond. De contentement et d'excitation, ils grimpèrent sur la falaise et crièrent à l'Océan qu'ils étaient le clan mongol.

C'était l'époque des batailles rangées. Les objets de discorde naissaient souvent à l'école et les rendez-vous se prenaient dans la cour, on se retrouvait tantôt sur la plage tantôt derrière le terrain de rugby. Lorsque le clan mongol vit le jour, il y avait eu depuis un an ou deux pas mal de remous dans la ville, beaucoup de passage. Les uns quittaient l'Espagne et d'autres essayaient de la rejoindre. L'école accueillait des enfants pour quelques mois, puis se vidait, puis se remplissait à nouveau. Certaines familles faisaient comme si elles venaient en vacances et restaient sur place. Il y avait des Espagnols réfugiés, des communistes, des pêcheurs qui cherchaient du travail et un bon nombre de contrebandiers.

Après une leçon d'Histoire, au début de l'année, le plus vieux des Parisiens, un freluquet hargneux qui se vantait de parler cinq langues, lança à Jean Baptiste :

-Ta mère, elle descend de Neandertal sans être passée par Cro-Magnon. Et vous, les Basques, vous êtes tous comme ça, mais ta mère, ça se voit au premier coup d'œil!

Sans rendez-vous, sans protocole, sans précaution, Jean Baptiste envoya son poing entre les deux yeux du freluquet qui resta debout. En un éclair, les bandes se mirent en rangs, celle des Parisiens qui comptait au moins une douzaine de gamins face à celle du clan mongol qui n'en comptait que cinq. Achille avait eu à peine le temps de remonter son pantalon car il était aux toilettes lorsqu'il lui sembla entendre le grand bruit du premier coup. Il dut se frayer un chemin parmi les élèves avant de rejoindre le combat. La bande des Espagnols se chargeait de former le cercle. Achille dut le couper, ce qui mit quatre Espagnols par terre. Personne ne saignait encore. Achille vit que Jean Baptiste était retenu par derrière et de chaque côté, comme si les combattants essayaient de l'empêcher de se battre plutôt que de lui porter des coups. Les trois du clan mongol étaient à peu près dans la même position. Il entreprit de faucher les deux plus costauds des Parisiens en les prenant aux genoux et en les forçant à s'arracher de son frère. Une fois qu'ils furent au sol, il posa son pied droit sur le dos de l'un et son pied gauche sur le dos de l'autre et, comme s'il était grimpé sur un char, il se mit à faire des moulinets qui giflaient quiconque essayait d'approcher. Jean Baptiste voyant le beau moulin à baffes, débarrassé de ses assaillants, se rua sur ceux qui restaient debout, distribuant des manchettes à tout ce qui dépassait de la mêlée.

Le clan mongol fut dissous. Jean Baptiste en avait rédigé les statuts dans un carnet découpé en cercle. Un article disait que les membres du clan mongol ne devaient jamais agir en fonction de leurs parents, mais tenir uniquement compte de leurs propres jugements et sentiments. Une ultime réunion se tint dans l'abri à outils, un jour de déplacement de Manuel : Jean Baptiste expliqua que la bataille qui leur avait valu une punition cuisante de la part du directeur avait été provoquée par lui-même, qu'il avait perdu son sang froid et que les membres du clan avaient été mis en danger pour une insulte personnelle, adressée à la mère de l'un d'eux. Surtout, la bagarre avait été déclenchée dans l'école, sur le lieu de l'insulte, sans que soit suivi le protocole des rendez-vous, plage ou chemin derrière le terrain de rugby et sans que les membres puissent organiser une stratégie. Jean Baptiste avait mis le clan mongol en danger, ce qui était inadmissible. Il proposa qu'on le juge indigne et qu'on le bannisse. Comme il était le fondateur, le clan devait se dissoudre. Il ajouta ces mots qu'Achille ne comprit pas : "Et puis, nous sommes trop vieux à présent, nous ne sommes plus des gamins." Achille ne comprit pas.

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