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Billet de blog 22 juin 2012

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Jeronimo, vallée d'Elqui, 1899, 3

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Juan et Angelines suivirent Jeronimo à Copiago où le curé d'Ovalle avait été affecté lui aussi. Angelines avait installé la maison d'école à l'identique de celle d'Ovalle.

Jeronimo continuait à vagabonder. Quand il rentrait de ses escapades, il écrivait un peu. Angelines le retrouvait affalé sur la table, ronflant au milieu des papiers. Elle mettait de l'ordre, rangeait les feuilles dans le coffret et le coffret dans le buffet.  Un jour, Jeronimo emporta le coffret. Angelines n'en revit jamais la couleur. Elle décida d'apprendre à lire. Elle apprit en même temps que Juan, dans les livres de prières, avec l'aide le l'institutrice qui avait succédé à Jeronimo et qui lui laissait le logement parce qu'elle était assez riche pour posséder sa propre maison. Angelines apprit toutes les lettres de l'alphabet, tous les mots de la messe, quelques mots de chimie sur les produits de l'usine dont elle nettoyait les sols, elle ne sut jamais lire "Pisco", elle inversait les lettres, ne reconnaissait pas la majuscule, inventait une autre terminaison. Elle ne disait jamais de mal de Jeronimo, ni aux voisines, ni au curé, ni à Juan. Elle ne se plaignait pas. Dans le village, Jeronimo passait pour fou mais il n'avait pas l'alcool méchant. On se moquait de lui, mais on avait du respect pour ses femmes et pour ses enfants, on l'aimait plutôt bien.

Le 14 septembre 1911, le curé entra dans la maison, ne s'assit pas, prit les deux mains d'Angelines dans ses deux mains, lui dit :

-Il va falloir être courageuse.

-Il est mort ?

-Oui.

-Qu'est-ce que ça change ?

Elle a dit à Juan : "Pedro Jero est mort, mon petit, tu ne le reverras qu'au paradis".

On raconta que des enfants  l'avait trouvé dans un chemin de vigne, comme saupoudré de poussière, assis, accroupi, coiffé d'un chapeau neuf, la tête dans les bras, sa vieille pipe mapuche tiède à ses pieds, entouré de plusieurs bouteilles vides. On raconta qu'il avait été transporté à l'hôpital de Copiapò. On raconta qu'il était enterré dans une fosse commune. On raconta que ce n'était peut-être pas lui. Cependant, personne ne le revit. Angelines dit à son fils que malgré tout ce qu'il entendrait, c'était bon d'avoir été Jeronimo Godoy et qu'il n'avait à retenir que cela, rien de mauvais. Elle n'eut aucune nouvelle de l'autre famille. Elle n'était pas la veuve, elle était Argentine, elle avait tous les courages.

La mort de Jeronimo faisait de Juan un oisillon trop tôt expulsé du nid, en danger d'être pris dans un filet et elle, mère oiseau, se sentant incapable d'aller l'en sortir. Elle pouvait lui jeter de la nourriture en allant aussi près qu'elle pouvait de la nasse. Elle le voit qui grandit, qui crie au désespoir parfois, se débat, dérape, ajoute des nœuds aux nœuds qui le tiennent, parfois se relève, reprend patience, reprend appui, trouve la force de faire quelques pas et voler à nouveau. Elle ne peut que lui parler, lui dire les dangers, lui donner des conseils, lui montrer le chemin ou la manière, elle ne sait que l'encourager, maladroitement pense-t-elle.

Elle reste à Copiago. Le curé l'a prise à son service. Ils connaissent, elle et lui, des années de tranquillité. Juan va à l'école, il est bon élève, il fait tous les devoirs, apprend toutes les leçons, il lit tous les livres, américains, français. Le curé se montre généreux et large d'esprit, pourvu qu'Angelines garde sa gaieté. Elle donne à Juan ce qu'il lui faut pour se nourrir, s'amuser, se cultiver. Elle n'a qu'une exigence, qu'une préoccupation : comment aimera-t-il ? Peu lui importe qui il aimera, qui il fréquentera. Comment aimera-t-il ?  

Le jour de ses quatorze ans, elle a organisé un anniversaire à la mode des Etats Unis. Elle est même partie en promenade avec quelques dames de la paroisse, pour laisser les jeunes entre eux. Au retour, elle a perçu Juan avec une jeune fille et elle a reconnu qu'ils s'embrassaient sur la bouche, dans l'allée du jardin.

-Je ne veux pas le savoir, Juan. Tu dis que tu t'amusais? Tu ne la connais pas depuis longtemps? Elle s'appelle Irina? Tu l'embrasses?  A présent, tu dois l'épouser."

Dans une fureur de femme, elle a pris tous les invités à témoin du baiser, elle a fabriqué une couronne avec du chèvrefeuille, elle s'est emparée de la gamine, Irina, lui a fiché la couronne sur la tête, lui a mis un drap sur les épaules, l'a prise par la main et ne l'a pas lâchée. Elle s'est emparée de son fils de la même façon, lui a fait mettre ses souliers, a ordonné à la compagnie d'installer les chaises en rangs et de s'asseoir et de se taire. Devant tous, elle les a mariés avec les mots des prêtres et toutes les formules qu'elle connaissait. Certains enfants riaient et croyaient à une plaisanterie. Les plus âgés éprouvèrent de la gêne. Mais Juan, au lieu de dire "oui", a dit "oui, oui, oui, oui", hilare, ce qui a fait éclater de rire Irina qui elle aussi a dit "oui, oui, oui, oui". Angelines ne s'est pas désunie. Elle a mis tout le monde dehors sauf Irina à qui elle a hurlé qu'elle resterait dans cette maison désormais et qu'elle pouvait commencer à aider à nettoyer les restes de la fête. La gamine a pris peur et Juan a cessé de rire.

-Mère, si tu m'as jugé assez vieux pour prendre femme, je le suis assez pour te donner l'ordre de laisser partir Irina. J'ai compris la leçon. Je vais la raccompagner.

Ainsi fut-il fait.

 Angelines avait économisé tout ce qu'elle pouvait car elle avait toujours compté envoyer son fils étudier à Antofagasta. Elle garda sa lucidité très peu de temps. En 1914, démente, elle se lança un matin du clocher où elle était montée pour lessiver la cloche à ce qu'elle avait dit. Il fallut l'allonger sur le côté et lui replier un peu les jambes pour qu'elle tienne dans son cercueil.

Juan s'occupa de l'enterrement comme un homme. Avec l'assentiment du curé, il soudoya le fossoyeur pour que la tombe paraisse double et paya une stèle au prix fort, sur laquelle il fit graver Jeronimo et Angelines Godoy, ils se sont aimés.

 Juan l'oisillon avait à peine appris à se déplacer de branche en branche, il avait les ailes taillées court, peu d'envergure, bonne robustesse. Il partit seul pour Santiago avec assez d'argent pour vivre au moins six mois d'après ses calculs.

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