Jean-Baptiste et Achille grandirent donc ensemble, contre leurs parents. La mère semblait ne vivre que pour ne pas mécontenter son mari. Il décidait de tout, des heures de lever, de coucher, de repas, de bain, des menus et des dépenses. Les deux enfants avaient la plage comme salle de jeux, le rugby comme école, l'école comme prison, le frère comme ami.
Peu après la déclaration de guerre, Jean Baptiste avait volé un porcelet lors d'une visite à ses grands parents. Il comptait l'élever en cachette du père dans l'abri du jardin. Ce serait leur réserve, en cas de pénurie. Les parents s'aperçurent vite de la supercherie. Manuel eut alors une réaction historique : la double vexation que lui procura le pacte soviétique avec l'Allemagne et la prise de conscience que ses deux fils pouvaient avoir des initiatives d'homme le rendit fou furieux. Après deux jours et deux nuits d'une colère muette qui le cloua au lit et laissa la maisonnée dans la stupeur, il finit par retrouver l'usage de la parole pour mettre ses fils à la porte. Les deux garçons allèrent dormir sur la plage et revinrent à la maison le lendemain au petit matin. Ils trouvèrent porte close, tous leurs appels furent vains. Ils ne surent pas qu'Anna, prostrée, assise dans sa cuisine, pleurait les coudes sur la table, sous la menace d'un couteau que Manuel agitait de temps en temps.
Jean Baptiste avait commencé à gagner sa vie comme soudeur dans un garage, Achille était apprenti chez un libraire. Ils ne discutèrent pas longtemps pour passer par le balcon, prendre les affaires qu'ils pouvaient et l'argent de la boîte à sucre. En gare d'Hendaye, ils attendirent un train pour Bordeaux, montèrent dans le dernier wagon, dirent au contrôleur la stricte vérité. Le contrôleur leur permit de voyager gratis, les installa dans son propre compartiment et leur apporta du pain et du fromage avec du vin rouge. Ils restèrent quelques jours à déambuler dans Bordeaux puis se rendirent à la Rochelle où ils se firent engager comme mousses à bord du François-Janine.
Ils logeaient dans une pension à mi-chemin du port et de la gare. Le travail à bord ne leur paraissait pas dur, les marins les respectaient malgré leur jeune âge. Le bateau ne faisait pas que de la pêche. Il servait à faire passer des gens en Espagne. Les deux garçons prenaient cela à la légère. Un soir, quand Achille rentra à la pension, il n'y trouva pas Jean Baptiste. Il avait été pris par la Gestapo. Achille alla l'y chercher, en vain. Il fut pris lui aussi.