Au milieu du mois de septembre, Juan se mit peu à peu au travail. Il aimait travailler, depuis toujours. Il éprouvait encore plus de plaisir, plus de satisfaction, à ouvrir ses dossiers sachant sa femme au lit dans la pièce à côté.
Gabriela devait revenir à Marseille à la fin du mois d'octobre pour rencontrer Stefan Zweig, organiser des conférences en Argentine et en Uruguay, envisager un séjour au Chili.
-Je vais te présenter à elle.
-Elle aura honte de moi.
-Ma sœur n'a honte de personne. Allons la voir demain.
-Mais… Pour la cocaïne ?
Ils étaient tous les deux allongés sur le lit, un dimanche après-midi. La lumière était faible, le ciel menaçant. On pouvait entendre des grondements de tonnerre mais ils étaient éloignés. Il faisait presque un peu trop chaud. Juan s'assoupissait. La cocaïne. C'était l'un des sujets qu'ils n'abordaient pas d'habitude. Il savait que Marina se rendait dans certaines soirées pour se procurer de la drogue. Au tout début, il l'avait accompagnée et en avait pris lui-même. Une seule fois, car il fut malade de la même façon qu'il l'était en bateau.
-Ne t'inquiète pas pour la cocaïne. Nous ne dirons rien. Nous ne resterons pas toujours à Marseille. Lorsque Gabriela refera un voyage vers l'Amérique du sud, nous irons avec elle. Je pourrai travailler à Santiago. Tu aimeras habiter à Santiago.
Marina prit son air renfrogné. Elle était légère dans ses gestes et dans ses paroles mais devenait comme un caillou dès qu'il s'agissait du Chili. Cependant, l'amour de Juan prenait une tournure de plus en plus assurée au fur et à mesure que le temps passait et il ne pensait plus qu'à cela, leur avenir au Chili. Epouser Marina, devenir l'intendant du lycée numéro six, l'idéal, dans l'un des appartements de fonction dont les plafonds étaient si hauts et les volumes si harmonieux. Rien ne l'empêcherait, parallèlement, de rester l'homme de confiance de Gabriela Mistral.
-Santiago n'est pas Valparaiso. Et puis je serai là, tu n'auras rien à craindre.
Mais Marina ne répondait pas. Juan s'était retenu de l'interroger sur son histoire. Il savait trop ce qu'il en coûte à un être jeune d'avoir à faire le récit d'une vie sous la forme d'un aveu d'indignité. Elle avait seulement dit orpheline et un peu Valparaiso. Il voulait qu'elle ne soit jamais blessée. Cette jeune fille n'était pas convenable. La vie qu'il lui faisait pour le moment non plus. Mais elle était sa femme. Oui, il l'épouserait. Non qu'il la possédât mais elle lui convenait. Il ne voulait pas que Marina se sente mal à l'aise ou craigne d'être confondue. Jamais, jamais, lui présent, elle ne serait mise en situation d'avoir honte. Il se le promettait. Il était fier et soulagé d'avoir à offrir une bonne vie droite à cette femme si jolie, si raffinée et extravagante. Marina pouvait craindre d'être mal jugée. C'était ne pas connaître Gabriela Mistral qui savait son Dieu sans l'aval des bigots. L'Amérique est moderne, surtout celle du sud.
-Ni Santiago, ni Chili, Juan. Je suis bien ici. Laisse-moi ne pas me soucier de l'avenir, s'il te plaît. Prévoyons plutôt une sortie aux champignons. On m'a dit qu'il y avait des coins incroyables, un peu plus haut, dans l'arrière-pays. S'il te plaît. Loue une voiture et allons-y demain, au lieu de voir ta sœur.
-Nous devons la voir en fin d'après-midi. Cela tombe tout à fait bien. Nous irons au retour des champignons, voilà tout.
-Ce n'est pas ça.
-Quoi alors ?
-Je suis enceinte.
-Très bien ! C'est très bien ! C'est merveilleux, c'est magnifique, c'est parfait. Nous lui annoncerons la nouvelle. C'est merveilleux. Comment te sens-tu? Vas-tu bien? Tu n'es pas malade? Vas-tu bien? C'est merveilleux.
Endormi en plein jour, dans le soleil de la chambre, Juan fit un rêve blanc. Quelque chose qui pouvait être son âme, paralysée, consciente, se trouvait pris dans un courant d'eau lourde. Il était comme aveugle, à la torture de ne pouvoir ni fermer ni ouvrir les yeux. Son âme résistait, tendue, pâteuse, pour ne pas être emportée. Il s'entendit pleurer, la tête prise dans des filets de caoutchouc.