Achille marche. Il fait froid. Achille a éjaculé quatre fois cette nuit pour coller de la paille avec son sperme et épaissir le tissu de son fond de pantalon. Achille n'a pas dormi. Il a attendu dans la grange que les trois autres prisonniers ronflent et que le cheval ne fasse plus de bruit. Il a fait un paquet de ses affaires avec la couverture noire dans laquelle il dort depuis six mois et qui sent le chou : un morceau de savon, un peigne, une cuillère aiguisée, deux slips, un maillot de corps, une boîte d'allumettes, des quignons de pain, un petit crayon de papier enroulé dans du papier quadrillé, sa boussole dans un étui de cuir rouge gravé aux armes du François-Janine, du papier hygiénique. Il lui a fallu passer à côté des chiens sans qu'ils aboient. Mais les chiens l'ont reconnu et ils les a caressés. Il lui a fallu retrouver l'endroit de la haie où il s'était faufilé pendant les siestes pour recourber le grillage et le remonter comme un store. Il lui a fallu ramper dans le fossé tout le long de la ferme pour regagner le chemin. Il lui a fallu décider de prendre à gauche plutôt qu'à droite lorsqu'il a atteint la route goudronnée. Il a fait passer un grand bâton dans la couverture nouée, a mis le bâton sur l'épaule. Il danse sur la route dans la nuit, il sautille. Il est le héros pauvre et vertueux des contes de fées qui part à la rencontre de ses épreuves. Une Jeep arrive. Achille se cache derrière un arbre. L'officier descend et vient pisser contre l'arbre. Le chauffeur regarde ostensiblement les étoiles et sifflote pour couvrir le bruit de l'urine qui asperge le sol et fait de la vapeur. Achille sent le souffle de l'Allemand, ils sont presque en face l'un de l'autre, mais l'autre ne le sait pas. Alors Achille se déporte, se montre, et armé de la lâcheté nécessaire pour attaquer un type en train de pisser, lui envoie son poing dans la figure. Il pourra jurer qu'il a vu voler ses dents. L'officier est à terre, sonné. Le chauffeur s'est retourné et cherche à savoir ce qui arrive dans le noir. Achille entend la portière claquer. Le chauffeur s'approche, Achille s'est replacé derrière l'arbre. Comme le chauffeur se penche pour voir de près son officier, Achille lui assène un coup de bâton sur la nuque. L'autre se relève, porte la main à son ceinturon. Achille lui envoie le même coup de poing que pour l'officier. Mais il frappe dans le vide, le gars a esquivé. Achille s'accroupit, attrape les genoux du chauffeur et le met au sol. Il retient son bras pour qu'il n'atteigne pas l'arme. Les deux hommes roulent et dévalent le petit fossé. Au fond du creux, Achille a le dessus, relance son poing et cette fois, rencontre un œil et l'aile d'un nez. Il recommence et retape au même endroit, plusieurs fois, jusqu'à ce que l'autre ne bouge plus. Le balluchon s'empare de la Jeep, il sait la conduire et ne s'en étonne même pas. Il la trouve bruyante. Il rit aux larmes. Jean Baptiste, Jean Baptiste, me voilà, j'arrive, je vais te tirer de leurs draps, à nous deux, on va la gagner, cette guerre. Et Gott mit personne.
La Jeep fait un bruit d'enfer dans la nuit sur la route. Achille freine et la fait caler. Il attend que le silence se rétablisse dans ses oreilles. Il ne sait même pas où il est. Il avait prévu de s'évader et son plan était bon mais ensuite ? Quelqu'un va bien rechercher les deux Allemands qu'il a neutralisés et ensuite, quelqu'un va bien chercher celui qui a neutralisé les deux Allemands. Il n'est plus le même évadé. Il aurait mieux fait de les laisser faire, de regarder la Jeep passer, de ne pas bouger. Il quitte la route et repart à pied dans les champs, des champs de choux ou de navets. Le jour se lève. Achille arrive dans un village plein d'oies. C'est la fin. Une femme sort de sa maison et hurle, d'autres la rejoignent, armées de fourches et de pique-feu. Il veut rebrousser chemin, retourner dans les champs, il court comme un fou, se trompe de direction, se retrouve dans une rue qui monte vers l'église. Elles sont au moins vingt et elles le tiennent en respect. Elles crient, on dirait qu'elles se disputent. Il ne comprend rien. Il reste debout, ce qui lui demande un effort terrible car il voudrait s'agenouiller, implorer leur pitié, leur expliquer que ce serait normal de le laisser partir ou de l'abriter, de le protéger des soldats, c'est ce que font les femmes. L'une d'elles pose son balai et demande aux autres de se taire, elle leur dit quelque chose qui dure assez longtemps et elle s'en va. Les autres s'organisent pour faire un demi-cercle plus compact. Les enfants sont venus mais quelques jeunes filles les emmènent à l'écart. Achille est dos au mur de l'église et devant lui, une armée de femmes avec des épées de bois. Il pense que c'est possible de s'échapper encore, qu'il pourrait se faufiler parmi elles, trouer la mêlée sans leur faire trop de mal et courir vers le bas, reprendre la rue qui conduit aux champs et se cacher en attendant ou courir. Il y a des bosquets, des petits bois. Il reste ainsi pendant que le soleil monte. La paille le démange. A deux heures de l'après-midi, deux cavaliers en uniforme se pointent de l'autre côté du demi-cercle. Les femmes leur font place. Celle qui est allée les chercher dit aux autres de partir. Il pense que ce sont des sortes de gendarmes. Ils lui passent une corde aux poignets, lui laissent le baluchon qu'il doit porter à bout de bras, ils remontent à cheval et Achille les suit, entre les deux bêtes. Ils traversent le village, les femmes sont restées dans leur jardin ou à leur porte, elles ne font plus de bruit, elles regardent. Ils quittent le village par le côté opposé, jusqu'à un carrefour. En contre-bas, Achille distingue une agglomération. Il suppose que c'est Munich, puis il ne sait plus.
Il se réveille sur une paillasse, dans une baraque de deux cents paillasses, il est à Dachau, dans un camp de concentration.