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Billet de blog 28 août 2012

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Juan, Chili, 1929-1945, 2

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De retour à Vicuna, Juan envoya à Carlos un grand morceau de tissu que Petronila avait brodée, avec des grappes de raisin en bordure et un motif mapuche au centre. "Pour protéger de la poussière et de l'humidité votre globe terrestre, votre monde, qui est aussi un peu le mien"...

La deuxième fois qu'il se rendit à Santiago en juillet 1939, ce fut après avoir reçu un télégramme de Carlos Cabral : "Viens immédiatement". Juan le croyait malade depuis le premier jour qu'il l'avait revu, quand il avait porté sur lui le regard d'un jeune homme qui savait quelque chose de la mort et de la vieillesse, il en avait perçu la fragilité. Il tremblait pour lui, par affection et par peur de la solitude. Les deux mots du télégramme ne ressemblaient pas à ce bavard. Cette fois, Juan dit à Emelina où il allait. Il trouva Carlos en bonne santé. Il était venu le prendre à la gare, il parla tout le long du trajet, en s'essoufflant, il avait une nouvelle, une nouvelle, pas sûre, pas sûre, mais une sacrée nouvelle et il ne la dirait que devant l'objet que Juan savait. En retirant le tissu brodé, il dit :

-Tu vois où est la Suède?

Il était question que Gabriela ait le Prix Nobel. Carlos disait qu'il était heureux, si heureux, qu'il s'était trompé, qu'elle avait gagné ses lettres de noblesse, qu'elle l'avait, sa place parmi les grands.

-Enfin, ce n'est pas encore fait...

*

 Quatre années plus tard, Juan se rendit une nouvelle fois chez Carlos. Ce fut pour y avoir une conversation téléphonique avec Gabriela. Cabral lui passa le combiné et lui fit signe de s'installer dans le fauteuil du bureau, après avoir fait plus de mystères encore que d'habitude. Mais il ne s'était montré ni volubile ni malicieux. Il était vêtu de noir, Juan perçut le col blanc de la chemise sous le pull et eut l'impression d'être en face d'un curé.

-Gabriela ?

Il entendit un "oui" qu'il reconnut immédiatement. Lorsque Juan chercha Cabral du regard pour lui dire comme c'était extraordinaire de l'entendre, de Rio, de si loin et si nettement, il se rendit compte qu'il s'était éclipsé. Gabriela était en train d'implorer son pardon, de hurler et de murmurer, de pleurer, de se lamenter. Yin Yin était mort. Elle voulait que Juan sache qu'il ne s'était pas suicidé, qu'il n'aille pas croire ce qu'on lui dirait. On avait entraîné l'enfant dans une soirée et on l'avait drogué, parce qu'il était trop blanc. Puis il y eut des grésillements dans l'appareil. Ensuite, Juan sanglota aussi.

-Mon petit, mon petit... C'est tout ce que l'un et l'autre savaient dire.

Carlos et Juan passèrent la nuit à boire des infusions de paramelas. Lorsque Juan réussit à se lever du fauteuil et à articuler trois mots, il dit :

-Je ne le connaissais pas. Je ne l'ai vu que bébé et une autre fois, il avait à peine deux ans. C'est l'idée, c'est l'idée de cet enfant qui me rend triste.

-Ce doit être la même chose pour moi... L'idée..

Juan revint à Vicuna. Emelina avait écouté la nouvelle à la radio. On disait que la prétendante au prix Nobel de littérature venait de perdre son neveu, un jeune homme fragile qui s'était suicidé. On faisait le lien avec le suicide de Stefan Zweig et de sa femme dont l'enfant aurait été témoin peu de temps auparavant. Mais on n'en avait pas beaucoup plus dit, il n'était question que de la conférence de Québec.

Juan mit plusieurs jours à rincer ses tripes et son cerveau des paramelas. Il eut de la fièvre et délira quelques heures. Emelina lui fit boire des litres d'eau.

Elle s'occupait de la maison, plantait et déplantait des arbustes ou des fleurs, veillait à la répartition de l'ombre et du soleil comme un général d'armée. Le temps qu'elle ne cuisinait pas, ne lavait pas, ne jardinait pas, elle le consacrait à la lecture. Juan l'enviait de pouvoir lire à tout moment sans s'endormir au bout de quelques pages. Elle lisait à sa table, les poings sur les joues. Sa vue ne baissait pas. Elle avait la peau douce, il le voyait à son grain, fin, serré et lisse comme un coton de satin que l'on aurait à peine lustré. Il ne se lassait pas de vivre avec cette femme.  Ils continuaient leur promenade jusqu'au banc sous le tilleul. La marche, la vue, les changements de saisons entretenaient leur bavardage. Le premier qui disait "on fait la ballade" le disait comme s'il avait donné l'heure. Le déclenchement de la conversation était automatique. Mais ils ne s'étaient pas tout dit.

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