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Billet de blog 29 juil. 2012

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Juan, retour au Chili, vers 1929, 1

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Il prit le bateau pour se rendre à Rio puis des cars et parfois des taxis pour gagner Santiago. Il passa une semaine chez Carlos Cabral qui avait pris sa retraite et entretenait une sorte d'autel consacré à Gabriela, dans une pièce assez grande et bien éclairée. Il dit à Juan qu'il irait lui rendre visite dans la vallée d'Elqui pour un pèlerinage dont il rêvait depuis longtemps et qu'il comptait bien faire avant de disparaître.

*

 Juan rejoint la Serena puis Vicuña.

Il est cet homme jeune qui emprunte le chemin de terre battue vers une maison de la vallée d'Elqui. Il peut dire à présent comme la vallée ressemble à une côte d'Azur préhistorique, c'est comme cela qu'il la voit, à peine civilisée, il est sur des corniches où l'on attend la mer. Le ciel est haut bien sûr, la lumière vive, mais son cœur n'y est pas. Il n'y sera plus jamais. Juan est lourd de l'enfant qu'il a laissé en France. Juan est lourd de la femme qu'il a à peine connue, assez pour être transformé par elle, assez pour en avoir vieilli, assez pour porter une responsabilité d'homme, pas tout à fait de compagnon encore, mais de père, oui, une responsabilité de père, il s'en sentait capable. Il s'en est senti digne. Que lui est-il arrivé pour qu'il cède ainsi? Devant quelle autorité ou quel signe du destin? Il ne réussit pas à revoir toutes les scènes. Il revoit le porche de l'hôpital et la haie et la pierre sur laquelle il s'est assis avant de se résoudre à retourner chez lui. Il est obligé de penser qu'il n'était pas lui-même, ou pas conscient complètement, qu'il a été guidé ou qu'on lui a confisqué une part de son discernement. Il se sent devenir têtu. Il a le pouvoir de se refuser d'être heureux. Devant ce soleil doux, ces formes de verdures dessinées en courbes régulières, ces maisons sages et blanches qui sentent le travail, il est comme un boudeur tragique. C'est de cette façon qu'il ira dans sa vie, cela, il peut le décider.

Il aperçoit la maison de Petronila Godoy Alcayaga. Il marche sur le chemin de son père, le chemin que faisait Padre Jero lorsqu'il disparaissait d'Ovalle. Juan arrive à midi. Juan marche en canard. Juan ne vient pas en enfant qui essaie de réciter sa vie comme une leçon qu'il a eu du mal à comprendre. Il l'a comprise assez pour ne pas la redire. Il ne l'a pas redite à Carlos Cabral, c'était l'épreuve de vérité. S'il avait dû parler, il aurait parlé à Monsieur Cabral. Le bonhomme avait voulu entendre tout sur Gabriela, il en était toujours aussi fou, occupé de sa santé à elle, de ses rhumatismes, rassuré qu'elle ait un fils tombé du ciel, ça Juan, tu lui as donné un fils tombé du ciel, elle est comblée, je suis certain qu'elle est comblée, Yin Yin, c'est bien, quel âge a-t-il aujourd'hui, tu dis qu'il lui ressemble, ça ne m'étonne pas, c'est bien, c'est une chance, une chance. Elle écrit toujours autant, n'est-ce pas? Elle ne cherche pas trop la bagarre j'espère. Maintenant qu'elle a cet enfant à elle, il faut qu'elle soit prudente. Tu lui as fait un beau cadeau, un sacré cadeau. Et Juan s'était pris à redouter un "Et toi? toi, comment vas-tu?". Alors il avait redoublé d'anecdotes, de visites, de descriptions de réceptions et d'hommages, d'églises, de tableaux, de colloques. Un matin que Cabral s'était levé avant lui et l'attendait de pied ferme pour en entendre encore, Juan avait eu la nausée. Pris dans les filets d'un réveil laborieux, attaqué par cet homme qui le chérissait comme un fils, c'est-à-dire avec autant de malentendus, il avait eu l'envie de le prendre à la gorge et de le secouer en lui demandant comment il pouvait ne pas lui demander à lui comment il allait. Il s'était ravisé, assis, remis à parler d'elle. S'il avait dû parler de l'autre enfant, il en aurait parlé avec Monsieur Cabral. S'il avait dû parler, il aurait parlé à Monsieur Cabral.

 Juan est devant la maison de Petronila Godoy Alcayaga qui vit avec sa fille dont le mari est mort. Il arrive pour veiller sur les deux femmes. C'est à elles qu'il va payer la dette, faute de pouvoir être le créancier de ses fils.

 Il est cet homme jeune qui emprunte le chemin de terre battue vers la maison de Petronila Godoy Alcayaga. Il marche sur le chemin de son père, le chemin que faisait Padre Jero lorsqu'il disparaissait d'Ovalle. Juan arrive à midi. Juan marche en canard. Juan essaie de se raconter l'histoire de sa propre vie comme un enfant essaie de réciter une leçon qu'il a eu du mal à comprendre...

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