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Billet de blog 30 juin 2012

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De Lucila à Gabriela, vallée d'Elqui, 1906, 1

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Il faut se rendre à la Cantera, province d'Iquique, en 1906. Une enseignante pauvre s'installe dans l'école pauvre d'une commune pauvre. A dix-sept ans, Lucila est institutrice, dans une école qui pourrait être une coquille oubliée au bord de la découpe de l'épiderme d'un éléphant. C'est la même construction que celle que découvrait Jeronimo sept ans plus tôt à Ovalle. Le bâtiment cubique contenant la salle de classe et la pièce attenante pour loger l'enseignant. Pas de livres, peu de cahiers, un tableau noir et de la craie. Tous les enfants viennent le premier matin, puis les filles sont moins nombreuses, puis les garçons. Puis ils ne viennent plus, sauf quelques uns qui apprennent facilement et les fils de commerçants. Le soir, ce sont les cours pour les adultes, les discussions avec la maîtresse, histoire et politique, on termine par la lecture de poèmes.

Entre quinze et dix-huit ans, Lucila a appris le métier en observant la directrice de l'école de Monte Grande puis en faisant le ménage, en rangeant les salles, en balayant, en assurant l'intendance des fournitures.

Entre quinze et dix-huit ans, elle a écrit autant que l'on peut écrire, sur un sujet unique, l'amour, dans une configuration romantique, son impossibilité.

Elle a fait quelques séjours dans le nord, en visite chez une sœur de son père dont les filles, ses cousines, ne rêvent que du pays basque français et lisent Ramuncho. Elles voudraient retourner en France. Leur père est régisseur d'une exploitation de salpêtre à Santa Laura. Des jeunes gens de la région d'Asparen y arrivent pendant l'été austral. Quelques uns restent, mais le plus souvent, ils gagnent l'Argentine ou Santiago pour tenter de faire fortune autrement qu'à la seule force de leurs bras. Les cousines passent le plus clair de leur temps sur les hauteurs d'Iquique, à scruter les bateaux et à inventer des origines à leur nom. L'aînée possède des jumelles allemandes et une boussole, elle ne s'assoie jamais que tournée vers l'ouest. Elles rêvent de l'Europe.

"-Quel retour ? De quel retour parlez-vous ? Vous ne voyez pas que vous êtes d'ici ? Si vous n'êtes pas d'ici, qui l'est ? Toi, Josefina, tu ne vois pas qu'à l'ouest, c'est notre cordillère, une montagne américaine, une vraie montagne américaine, pas un terrain de jeux pour des bergers minables qui gardent trois moutons. Nous sommes des créoles, l'Amérique est peuplée de créoles...

-Celle-là, il faut toujours qu'elle explique."

A douze ans elle a subi un viol. Vendue ? Échangée ? Inaugurée ? Oubliée ? Promise ? Juste avant de partir pour La Cantera et de quitter sa mère, elle lui en a fait la révélation. Mère, j'ai été violée, à l'âge de douze ans, par ton patron, à l'auberge, le soir de Noël où tu m'avais emmenée avec toi, parce que tu devais travailler et que tu ne voulais pas que je reste seule. Je t'attendais dans une chambre à l'étage, je sens encore les odeurs qui montaient des tablées, il est entré, a enlevé son tablier, son pantalon, m'a demandé de relever ma robe et de m'allonger, il m'a pénétrée et il est reparti. J'ai essuyé le sang, il n'y en a pas eu beaucoup, j'ai jeté la serviette dans la corbeille, je me suis sentie mal de gaspiller cette serviette mais je n'aurais pas pu faire autrement et je n'aurais pas aimé avoir à la laver. Je ne t'ai rien dit parce que j'ai pensé que tu n'aurais pas dû me laisser seule ce soir-là et je t'en voulais.

-Pourquoi veux-tu que ça se passe autrement ? N'as-tu pas vu faire les chiens? Un homme, ça force.

Lucila est peut-être bien un peu folle, fille violée que les mots soignent, non comme un remède, mais comme un savoir, fille qui entame sa course vers l'intelligence à grands mots. Elle sait que le viol apporte avec lui l'expérience diabolique que l'amour n'est pas dans le sexe des hommes, qu'une autre chose s'y loge, impérative comme la faim ou la soif ou d'autres besoins corporels. La sentence du violeur fut muette. Elle a condamné Lucila à errer, à la recherche de celui qui saurait, pour elle, délier la chair d'avec l'amour puis les réunir dans des noces heureuses.

Il faut entrer dans le cœur de Lucila, pour être étourdi sans être malade ou perdu, à ne pas boire d'alcool pour ne pas s'égarer, mais à fumer des cigarettes pour ne pas avoir la tête complètement lucide. Quelque chose doit se libérer qui ne se libère pas dans la trop grande santé du corps. Sa fierté n'a pas les issues dont les hommes disposent : partir, vagabonder, conquérir, se battre de ses poings, se pavaner riche et puissant ou menacer, pauvre et solide. Elle écrit Désolation qu'elle aurait nommé Consolation si elle avait, au lieu de politesse hautaine, choisi l'impudeur.

A quinze ans, elle a envoyé un article à un journal qui l'a publié. Emelina sa sœur en a été fière, un peu flattée, Petronila s'est rappelé son premier succès de chanteuse, quand un ami de ses parents lui avait promis un avenir d'artiste. Elle a secoué la tête de droite à gauche, en fermant les yeux d'un air suffisant, elle a dit que le journal publiait tout ce qu'il recevait parce qu'il ne recevait que très peu de courrier. Mais elle n'en savait rien. Lucila a continué à envoyer des poèmes.

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