Les deux femmes l'accueillirent.
Une fois encore, Juan était arrivé chez des gens avec l'intention d'être adopté par eux. Mais cette fois, il y avait une coquille pour habiter. Et cette fois, il avait été attendu, et cette fois, chacun savait qui était qui et de quel sang et de quelle place. Petronilla était comme une pomme dure. Emelina était institutrice, brune et petite, vive comme sa mère, avec un air joyeux, comme si un ciel bleu pétillant s'était glissé à jamais entre ses yeux et le monde, elle en louchait presque, elle en avait presque l'air un peu idiot. C'est ce que l'on pouvait croire à la regarder trop vite.
*
-Je voudrais savoir, Juan. Au bout de combien de temps les pigeons cessent-ils de s'envoler à l'approche d'un pas humain ? Au bout de combien de générations les pigeons apprennent qu'ils peuvent rester tranquilles, au bout de combien de temps nous ne les effrayons plus ?
Emelina avait posé sa tête sur l'épaule de Juan. Il était encore surpris, au bout de quelques temps, d'avoir une sœur petite, plus veille que lui de presque dix ans, mais une petite sœur. Il ne se souvenait pas d'avoir eu une sensation aussi douce et aussi pleine, même avec son épouse, d'avoir respiré le parfum des cheveux d'une femme et d'en avoir éprouvé un tel apaisement. Il était comme après une journée de travail bien fait, tranquille et réchauffé. La lumière et la température étaient bonnes dedans la vallée d'Elqui, l'air ici était bon. Ils avaient leur banc, posé à une croisée de chemins, sous un tilleul, posé pour que les hommes profitent de la vue. Ils venaient de faire la promenade vers El Tamba un peu vite, comme ils aimaient marcher, en parlant, reprenant un moment de la journée ou des commentaires politiques. Au fil de leurs conversations, les idées s'associaient, se croisaient, se creusaient. L'un et l'autre sortaient toujours un peu plus édifiés de la promenade. On va marcher ? Oui, d'accord. Maman, on va marcher un peu. Combien de temps, demandait-elle, sans reproche ? Une petite heure, et ils partaient. On marche vite ? D'accord, vite, mais pas trop. Comme d'habitude alors, oui, comme on aime, tu sais bien.
-Juan! Tu ne m'écoutes pas!
-Si, euh! Non, pardon Emelina, non, c'est vrai, je ne t'ai pas écoutée. Que disais-tu ?
-Je te demandais si tu savais quelque chose des pigeons et comme c'est de plus en plus facile de les approcher. Il me semble que quand j'étais petite, ils se sauvaient au moindre bruit, dès qu'ils me sentaient bouger.
-Tes cheveux sont doux. Ta tête est légère aussi...
-C'est parce que je ne m'appuie pas vraiment.
-Parle-moi de Jeronimo.
-Que veux-tu savoir ?
-Comment il était avec toi, avec sa femme, avec Lucila.
-Il adorait Lucila.
-Mais il l'a abandonnée.
-Tu sais, abandonner, c'était quand même sa manie.
-Moi, je crois que je n'aurais jamais abandonné Peta, ni ma mère d'ailleurs. Ce sont des femmes que l'on n'abandonne pas ! Toi non plus, je ne t'aurais pas abandonnée.
Emelina se redressa sur le banc.
-Tu es gentil.
-Ce n'est pas certain. J'ai abandonné un fils.
-Yin Yin ? Il n'est pas abandonné!
-Tu as raison, il n'est pas abandonné. Mais il n'est pas avec moi.
-C'est toi qui est privé, Juan, pas lui.
Elle se leva, lui prit la main pour l'aider à se lever aussi. Juan n'avait pas réussi à en savoir plus sur son père. Les deux femmes ne parlaient pas de lui, elles n'évoquaient que les deux ou trois souvenirs qu'il connaissait déjà par cœur. Il avait de la peine à demander ce qu'il voulait savoir. Ce n'était pas d'anecdotes qu'il était friand. Il aurait voulu entendre ce qu'elles conservaient de lui, qui il était, l'homme qu'il était, pas le père ou le beau-père ou le mari, l'homme...
-Dis-moi tout de même, Emelina... Il venait souvent vous voir. Tu n'étais pas si petite. Tu l'as toujours connu, toi.
-Ce qui me reste de lui, c'est qu'il partait. Quand ma mère le voyait arriver, elle lui disait : "Tu vas repartir". Elle ne le disait pas comme une question.
-Pour nous aussi, c'était la même chose. Mais tu crois que quand il n'était pas chez nous, il était chez vous ? Je ne parle pas du début de son histoire avec ma mère, mais après, quand j'étais plus vieux, tu crois qu'il allait d'une maison à l'autre ? Qu'il ne faisait que ça ?
-Non.
-Qu'est-ce que tu crois ?
Emelina se mit à rire mais en même temps, elle eut un air grave, comme si un souvenir plus net que les autres lui était passé dans la tête.
-Tu sais ce que je crois ? Attends, viens, on retourne au banc.
-Peta va s'inquiéter.
-Non, pas trop, ça ira, viens, viens, on retourne au banc, on n'est pas parti si longtemps et il fait beau, ne t'en fais pas, viens.
Juan s'installa et fit un signe à Emelina pour qu'elle remette sa tête sur son épaule. Il ferma les yeux. Le souffle d'Emelina était un peu bruyant et ses cheveux sentaient délicieusement la fraîcheur du vent.
-Ça te revient ?
-Pas vraiment. Tout à l'heure, là, quand tu as dit... Je ne sais plus, tu as dit quelque chose et ça m'a fait penser à une histoire ou à un mot, quelque chose m'est revenu.
-Je disais... Est-ce qu'il faisait autre chose qu'aller de votre maison à notre maison ? Qu'il ne faisait que ça ? Aller d'une maison à l'autre ?
-Non, sans doute que non. Il devait bien aller ailleurs. Une autre femme encore, tu crois ?
-Je ne peux pas savoir. Peut-être d'autres femmes, mais pas d'autres foyers. Il n'avait pas d'autre famille.
-Non, je ne crois pas... Il y avait les écoles ! Je pense qu'il allait d'école en école!
-Là où il avait travaillé ?
-Oui, et surtout, il savait que dans une école, dans n'importe laquelle, on le laisserait dormir. Il pouvait s'installer pour la nuit dans toutes les écoles. C'est ce que je crois.
-Tu avais un souvenir plus précis ?
-Non, non. J'ai pensé, tout à l'heure, j'ai pensé que j'avais retrouvé... Retrouvé ce que tu cherches, toi, peut-être. Non ? Tu cherches quelque chose ?
-D'une certaine façon. J'aimerais savoir. J'étais petit, ma mère ne me disait pas beaucoup de lui, elle tenait à m'élever correctement, sans mauvais exemple... Je crois qu'elle le voyait un peu comme un diable.
-Un diable... Il jouait au diable avec toi ?
-Ça ne me dit rien.
-Alors, alors ça, je le revois bien. Il faisait comme au théâtre, il tapait fort, il tapait le sol avec son pied, il faisait un bruit d'enfer. Et il se précipitait sur nous en écartant ses bras et en faisant des crochets avec ses doigts, il faisait semblant de vouloir nous attraper. "Je suis le diable de la vallée". Et nous, on courait comme des folles en criant. On riait bien sûr, mais on avait quand même peur. "Je suis le diable de la vallée". Et on criait, on criait. "Je vais vous emporter dans la montagne et je vous dévorerai, un bras, une jambe, l'autre bras, le nez, la bouche, miam-miam. Je vais vous manger". Il te le faisait, à toi ?
-Peut-être bien, oui.. Mais moi je ne criais pas.
-Menteur!
Ce soir-là, ils rentrèrent un peu plus tard que prévu. Peta s'était endormie les pieds dans le four de la cuisinière éteinte. Ils ne la réveillèrent pas et dînèrent en chuchotant.