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Billet de blog 30 août 2012

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Juan, Brésil, 1947

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Avant de se rendre au Brésil, Juan fit escale à Santiago pour faire part à Carlos Cabral de deux révélations. Il lui fallait dire à Cabral ce qu’il avait lu dans le coffret et qu’il partait révéler à Gabriela.

Je lui apprendrai que notre père était le fils d’un Indien et qu’il nous en a laissé l’aveu… J’ai une autre révélation à faire. La deuxième révélation… Il existe un autre enfant, un enfant né par le pied, je ne l'ai su que des mois plus tard, c'est un médecin qui me l'a appris, celui qui l'a fait naître, il était trop tard pour que je puisse faire quelque chose, décider, prendre ce petit, je n'étais pas en état de lutter ou de revendiquer quoi que ce soit, je l'ai laissé, j'ai laissé faire, je le leur ai laissé, laissé... il devait être adopté, c'est le frère jumeau de Yin Yin. Il a échappé à notre famille éparpillée et douloureuse, c'est un bien pour lui, finalement, il a échappé au Chili, il est civilisé, il doit avoir père, mère, maison, et peut-être que personne n'est mort dans sa vie, peut-être qu'il est insouciant et léger, ils ne savent pas ce que cela veut dire, créole.

Carlos Cabral écouta Juan. Il obtint des détails, le nom du docteur Péri, la ville d'Hendaye... Il se saisit d'une épingle à tête de verre, blanche, et la fixa à Marseille, avec le carton :  "Naissance d'un neveu, Achille, tel nom ne saurait mentir". Avec une autre épingle, bleue, qu'il enfonça à la frontière franco-espagnole, sur la côte, il écrivit sur le carton :  "Achille : vraisemblable adoption par une famille basque du nom d'Alcayaga." Lorsqu'il releva la tête, il tira sur son gilet, en signe d'ajustement.

*

Puis, Juan se rendit au domicile de Gabriela, à Nizan. En montant la pente qui conduisait à la maison, il se dit qu’ils avaient dû être bien, là, Yin-Yin et Gabriela. L’endroit ressemblait à l’idée que Juan se faisait d’un coin d’Autriche au soleil. Gabriela préparait son voyage en Suède. Juan fut épouvanté du bureau où les piles de papiers étaient innombrables. Des enveloppes froissées traînaient partout. Il perçut un tas surmonté d’une feuille sur laquelle il put lire "Lettres anonymes" et il en eut un frisson. Il voulut croire que la guerre avait engendré des dénonciations et que Gabriela avait sauvé quelques vies. Il était fou d’inquiétude pour elle, d’autant plus qu’il ne se voyait pas en mesure de la protéger. L’impression que tout irait mieux s’il avait été présent ne le quitta pas de tout son séjour. Il surprit Gabriela une fois ou deux, en train de se badigeonner le visage d’une crème grasse, comme si elle avait mis du cirage sur des chaussures de daim. Elle n’avait pas appris à vider les cendriers. Elle lui parla de son cœur, de ses attaques. Elle lui parut fébrile. Il enviait les traits que sa sœur prenait en vieillissant, lui qui s’était arrondi, le cheveu raréfié, le menton moins sûr, lui trouva le visage altier, sec, pommettes étirées et saillantes ; cheveux brossés en arrière, elle avait l’air d’un vieil Indien, en effet. Elle lui raconta la mort de Yin-Yin sans le laisser respirer. Il lui révéla l’existence du coffret et du message de Jeronimo à sa postérité. Elle ne fut pas  étonnée. Elle l’avait toujours su.

-Bien sûr que nous sommes des sang-mêlé. Mais nul besoin d’avoir du sang indien pour être du côté des Indiens… On dirait bien que Yin Yin, lui, n’a pas été assez Indien pour ses assassins. C’est un crime raciste. Dans cette Suisse à l’envers où je l’ai entraîné. Ils lui en voulaient aussi d’être le neveu d’une poétesse célèbre, de vivre parmi des érudits, de fréquenter des écrivains… Sais-tu qu'il avait commencé à écrire un roman ? Tu te rends compte, toute cette jalousie ! Faut-il se taire ? Faut-il ne rien écrire ? Indiens, Basques, Espagnols, noirs ou blancs ou verts ou jaunes… Quelle importance… Notre famille est en voie d’extinction, exterminée par le destin et par notre triste nature, regarde-toi, triste Juan, regarde-moi, noire et abattue.

-J’ai une autre chose à te dire. Yin Yin n’est pas tout à fait mort, notre famille non plus.

-De quoi parles-tu ?

Juan dit l'essentiel. Il fit un récit sans commentaires ni ajouts de sentiments. Il continuait à protéger Gabriela, à sa façon, car il pensait qu'elle n'avait vu dans Marina qu'une pauvresse à absoudre et qu'elle se le reprocherait. Lui si pointilleux avec les explications, il était laconique, fauve imbécile dans une scène étrange qui consistait à relater une autre scène vieille celle-là de plus de vingt ans, qui annonçait sa paternité par contumace. Il pensa que sa vie entière tenait dans ce moment et que lui-même n’avait d’autre raison d’être que celle qui consistait à douter sans fin de ce qu'il valait. L'aveu et le contenu de l'aveu eurent  pour effet de faire cesser la crainte que Juan avait de Gabriela. Il sut que c’était de lui qu’il s’agissait, pas d’elle. Il sentit qu’une part de la force de Jeronimo lui venait enfin en héritage. Une part de son indépendance, pour lui, le dépendant. Il perçut qu'une mouche volait et il la fit témoin et complice de son arrivée chez les êtres responsables, la mouche. La part de légèreté lui vint en même temps. Non qu’il se sentit libre, mais il se sentit seul.

*

Alors ils se mirent à croire qu’ils allaient retrouver un enfant. Gabriela jura qu’elle ne laisserait rien au hasard, qu’elle lancerait des recherches partout où elle pourrait, qu’elle retrouverait ce frère jumeau, quitte à passer pour une folle qui ne veut pas croire à la mort, qu’elle ferait tourner les tables, qu’elle implorerait Dieu et tous les dieux des hommes connus et inconnus et tous les puissants de ce monde. Parfois, elle souriait un peu, comme si une lumière venait de l’intérieur et la déridait. Parfois elle remerciait, parfois, elle fondait en larmes.

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