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Billet de blog 31 juillet 2012

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Juan, retour au Chili, 1929, 3

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Il y avait quelques mois que Petronilla était faible. Elle avait demandé à voir la mer. Juan avait eu l'idée de la faire monter dans la bétaillère qui faisait des allers-retours La Serena-Monte Grande à la saison des agneaux. Il avait fabriqué un banc où l'on pouvait tenir à trois qu'il avait ficelé au-dessus de la cabine. Peta s'y était hissée, coincée en étau entre Juan et Emelina, encapuchonnée dans son écharpe, elle avait avalé de ses yeux toute la vallée d'Elqui. Juan avait graissé la patte au marchand de bestiaux qui avait accepté de les conduire jusqu'à la plage et de les reprendre en fin de journée. La seule condition qu'il avait posée était qu'ils soient ponctuels et qu'on revienne avant la nuit. Juan avait tenu à emporter un pique-nique à la française, du jambon, du melon, un pot d'anchois marinées, des tomates, des fraises, de la mayonnaise, des biscuits à la cuiller à tremper dans un vin mousseux, des verres à pied. Le banc servit de table, calé dans les galets. Assis tous les trois face à l'océan, ils ne se parlèrent presque pas, s'appliquant à manger et à voir. Peta put prendre de tout, s'en étonnant elle-même.

-On entend quand même beaucoup les bruits du port, dit Emelina, je ne me rappelais pas qu'on les entendait autant.

-C'est bon, dit Peta, tout est bon. Merci mes enfants. Moi, j'entends bien le bruit des vagues, je sens bien l'odeur... C'est exactement ce que je voulais. C'est comme je voulais. Parfois, parfois la vie, des petits moments, c'est exactement comme il faut.

Le retour fut dramatique. Juan avait pensé que le camion étant vide, ils seraient à l'aise sur la plate-forme arrière. Mais Peta se mit à vomir, à perdre connaissance plusieurs fois. Il se serait battu de n'avoir pas pensé à prendre au moins un peu d'eau. Ils durent transporter Peta jusqu'à son lit, comme si elle était morte. Emelina pleurait sans s'arrêter.

 Peta avait cependant repris une vie ordinaire quelque temps après le voyage et pendant quelque temps encore, jusqu'au jour où Emelina entra sans frapper dans la pièce où Juan dormait. Elle venait pour le réveiller mais elle le trouva debout, habillé, assis à sa table. Il avait étalé des documents. Il leva les yeux vers elle en reposant le dossier qu'il avait en main de façon à cacher ce qui était écrit. Emelina était essoufflée.

-Je crois que Peta est en train de mourir.

Ils se rendirent à son chevet, chacun sur un tabouret. Peta, dans son petit lit, avait posé ses deux bras sur les draps.

-Je t'ai appelée pour rien, Emelina, excuse-moi...Ce n'est pas trop méchant, mais je ne pouvais plus respirer... comme si l'air était solide, je n'arrivais pas à en prendre. J'ai eu un peu peur et je t'ai appelée pour rien. Enfin, voilà, je ne pouvais plus respirer, mais à présent, on dirait que ça va. J'ai eu un peu peur.

 Ils la laissèrent dormir. Quand Emelina revint la voir, elle était morte. Ils l'enterrèrent à Monte Grande. Dans l'allée, face à la tombe, Juan installa le banc.

-Nous viendrons y bavarder, le curé veut bien qu'on le laisse pour le moment.

Ils firent le chemin du retour à pied, à la recherche des mots qu'ils emploieraient dans la lettre qu'il fallait envoyer à Lucila.

Après la mort de Petronilla, longtemps, Emelina n'arrêta pas de ranger, de trier, de nettoyer en pestant contre sa mère qui n'avait rien réglé avant de mourir. Emelina était moderne, elle assurait que l'on doit s'occuper de ses biens de son vivant. Petronilla n'avait pas eu cette sorte d'idées. Ses derniers temps passés sur terre, elle avait remonté son histoire comme une rivière, élisant domicile sur la rive joyeuse occupée par Jeronimo et plus exactement par le moment de sa rencontre avec lui. Comme il l'avait séduite, comme il avait trouvé les jolis mots qui séduisent et comme tout cela avait été digne d'un roman. Emelina pensait qu'elle avait le souvenir charbonneux, voilà tout, elle qui avait assisté à la séduction et était alors assez âgée et assez sage pour juger que sa mère était en train de se faire avoir par un qui voulait coucher avec elle. Mais Petronilla, à revoir le scénario, n'en démordait pas : cet homme, soit, était un Dom Juan d'Amérique du sud, mais il s'était arrêté à elle, comme sevré des autres, et dans ce début d'amour, dans un temps délicieux et qu'elle avait cru définitif, il l'avait aimée, n'avait aimé qu'elle, ne s'était nourri que d'elle, élue, préférée, précieuse, unique.

-Laisse-moi cela, au moins, disait-elle à sa fille.

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