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Billet de blog 31 août 2012

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Juan, Vicuna, 1948

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Quand il revint à Vicuna, Emelina se mit à craindre de laisser Juan seul trop longtemps. Elle le surveillait, le plus discrètement qu’elle pouvait. Elle pensait que les souvenirs de Yin Yin, la tombe peut-être, dont elle n’osa pas parler, la blessure que sa mort avait provoquée, tout ce qu’il avait dû ressasser au contact de Gabriela, tout cela était nocif. Comme s’il était allé à la rencontre d’une peine pour amplifier sa peine. Elle pensait que Juan, sans le lui avouer à elle, regrettait le temps où il vivait avec Gabriela. Il lui avait raconté avec enthousiasme un dîner auquel il avait assisté, il lui avait décrit Rio. Elle comprenait que sa place était là-bas.

-Elle ne t’a pas proposé de rester auprès d’elle ? De te reprendre comme secrétaire ?

-Non. Elle a ce qu’il lui faut… Elle a une secrétaire. Elle ne choisit pas tout, non plus… Enfin, il n’a pas été question que je reste. Elle repart pour l’Europe. Et puis, moi, les voyages, ça me met le cœur à l’envers, tu sais bien.

-Moi aussi, j’ai le mal de mer. Je ne suis allée qu’une fois à Valparaiso, une fois dans ma vie, pour mon voyage de noces. On a pris le bateau à la Serena. J’ai cru que j’allais y passer. J’avais une robe, verte, d’un vert très pâle, serrée à la taille avec une large ceinture et un beau décolleté. Je ne l’avais pas portée, elle était neuve. Juste essayée avant de partir. Quand nous avons quitté le bateau, j’ai voulu la mettre pour le repas à l’Hôtel. J’avais tellement maigri pendant le voyage, en si peu de temps, et j’étais si blanche, que cette robe ne m’allait plus du tout. Mon mari m’a dit que je ressemblais à une échalote. Je ne l’ai jamais remise. J’ai dû la donner, je ne sais plus.

Elle commença à rire. Elle dut rire toute seule. Juan l’écoutait, il l’avait écoutée. Il gardait les yeux dans le vide, il hochait la tête, mais c’est tout ce qu’il parvint à faire, comme signe de présence et de compréhension. Juan se tord dans la vallée d’Elqui à attendre le facteur qui apporte des poèmes et des nouvelles plus vaines les unes que les autres. Juan est en manque de son fils le deuxième. Juan n’est pas un Indien. S’il l’était, il aurait des ailes. Il aurait une transe dans laquelle son fils le deuxième lui apparaîtrait. Il le verrait, dans une fumée de pipe ou de feu de camp étouffé. Il le verrait, son visage se dessinerait, il y aurait un indice dans l’image qui le mettrait sur une piste. Il fait des lettres, il envoie des courriers. Je vous prie de recevoir mes espérances les plus exactes, veuillez recevoir.

*

-Monsieur Cabral ! Monsieur Cabral !

Juan était à la porte de la maison. Il faisait nuit. Il vit que la lumière était encore allumée dans le cabinet consacré à Gabriela. Il appela jusqu’à ce que le vieil homme lui ouvre. Il le trouva menu, de plus en plus menu.

-Entre, entre, mon neveu. Je te fais un petit déjeuner.

-Monsieur Cabral, c’est moi, Juan, Juan Godoy.

-Tu crois que je ne sais pas qui tu es ? Et tu crois que j’ai d’autres visites, tu crois que c’est le défilé, chez moi, des jeunes personnes que j’appelle « mon neveu » ? Je ne suis ni aveugle ni sourd !... C’est parce que je t’appelle  «  mon neveu »? … Oh ! J’espère que cela ne te dérange pas… Je peux bien t’appeler « mon neveu », non ? C’est bien cela que tu es pour moi ?

Juan ne pouvait évidemment pas se voir comme un beau-frère. Et Cabral ne pouvait évidemment pas le voir comme un beau-frère.

-Comme vous voulez, Monsieur Cabral, appelez-moi comme vous voulez, j’en suis flatté.

La maison était toujours propre, fleurie de ces bouquets dont Cabral avait le goût. Juan pensa qu’il voulait donner à croire qu’une femme habitait là et veillait à ce que le logis soit accueillant à qui viendrait à l’improviste.

Ils allèrent directement dans le bureau où la mappemonde siégeait. Le petit déjeuner ne vint pas.

-J’ai des nouvelles, Juan.

Juan avait mis un bon moment à se rendre compte que Monsieur Cabral zozotait parce qu’il avait perdu deux dents du bas. Il n’avait perçu que son état d’excitation. Il aurait voulu l’assommer ou le maintenir assis, qu’il cesse de s’agiter, de se lever, de prendre des objets et de les remettre en place, de trembler de tout son corps, de bégayer, de dodeliner. Juan ne posa pas de questions et tenta lui-même de rester immobile et d’attendre.

-Voilà, voilà, voilà. Il est vivant, enfin, il existe. Oui, ça, c’est le point le plus important. Ensuite, ensuite, il a été adopté, adopté, oui, par un couple de petits fonctionnaires qui avaient déjà un fils, des gens corrects, honnêtes. Ils étaient à Hendaye, côté français. Je l’ai su en passant par les hôpitaux, un sanatorium, voilà, voilà. Le téléphone, le téléphone m’a beaucoup aidé aussi, énormément. Quelle invention !

-Vous ne voulez pas vous asseoir, Monsieur Cabral ?

-Mais je suis assis ! Je suis assis. Bon, donc, il est vivant. Enfin, il a vécu. Enfin, on croit. A la mairie, ils disent que l’un des deux fils est mort pendant la guerre, ils ont été faits prisonniers, tous les deux et il n’y en a qu’un qui est revenu. Ils pensent que c’est celui qui a été adopté. Pour tout dire, ils ne savent pas bien. Les deux avaient la même date de naissance déclarée. Après, ça s’est brouillé. Pas réussi à en savoir plus…

-Comment s’appelle-t-il ?

-Achille, Achille Alcayaga. Il a le nom de ses parents adoptifs, des Basques.

-On a une adresse ?

-Les parents n’habitaient plus à l’adresse indiquée au moment de l’adoption. Il y a un Hendaye ville et un Hendaye plage. Pas réussi à savoir. Mais il existe, il y a eu bien eu un enfant adopté, un transfert de Marseille vers Hendaye, les dates, tout correspond.

-S’il y avait des jumeaux, tout correspond. C’était un autre garçon, c’était des jumeaux. Il faudrait pouvoir le voir. Et lui, il ne sait rien ? Et Gabriela ? Il faut le lui dire.

C’était à Juan d’être agité et à Carlos de le regarder en essayant de le calmer.

-Arrête, arrête, Juan, avec toutes nos maladresses d’hommes, nous ne savons pas réfléchir !

-Vous ? Pas réfléchir ?... Dites-moi ce que vous avez pensé faire, au lieu de vous tortiller.

-Où elle en est, elle ?

-Elle fait des recherches, par les consulats. Et elle fait appel à de drôles de gens, elle fait croire qu’elle veut entrer en contact avec Yin Yin. Elle cherche, mais en secret, parce que rien n’était sûr. Moi-même, je n’étais pas sûr. Je ne l'ai jamais vu, vous comprenez ?

-Ecoute, mon neveu. Moi, je sais. Tu ne pouvais pas avoir rêvé. Elle a toujours été vraie, ton histoire de jumeau. Ne disons rien à Gabriela tant qu’on n’a pas eu de contact.

-Je crois que c’est sage. Pour le « contact », vous avez une idée ?

-Il faut continuer à écrire. On a peu de données, peu d’éléments, et puis c’est loin… Et puis il a quoi ? Trente ans ?

-Trente et un ans. J’avais vingt-quatre ans, je n’étais pas un bébé !

-Justement. Ne t’imagine pas que tu vas redonner un enfant à Gabriela. Personne ne remplace personne. Tu ne peux rien rattraper.

-Oui, mais savoir… Et que lui aussi, sache…

 *

Juan quitta Santiago sans avoir pris aucune décision. Carlos ne l’accompagna pas à la gare, il dit qu’il avait des choses à régler et un genou douloureux. Il passa la journée à retailler les queues des roses pour rafraichir les bouquets. Puis il se mit à son bureau et lut des poèmes de Gabriela, à la recherche de sa voix, à la recherche de son cœur et de sa cervelle si compliquée. Une fois encore, une fois de plus, il ne fit que se perdre en interprétations. Et quelle est cette rose, et quel est ce bonheur, et qui sont ces beaux fruits jumeaux ?  Elle dit tout et elle dit le contraire de tout ! Il se prit à maudire les poètes. Jusqu’à penser qu’il avait de la chance, finalement, de ne pas la côtoyer pour de bon, de ne pas être son mari, de l’aimer de si loin. Il pensa qu’il avait vécu comme un poème, ou comme dans un poème, parce que rien n’était vrai de sa liaison avec elle, parce que tout était arrivé par les mots et par les images. Elle lui avait échappé. A qui n’avait-elle pas échappé ?  L’homme aux mains glacées peut toucher la flamme un moment sans sentir la brûlure. Pour Cabral, le moment avait été long. Il se sentit coupable de ne pas l’avoir interrompu. Qu’est-ce qui restait vrai ? Il décida d’écrire à Juan alors que celui-ci le quittait à peine. Peut-être la lettre irait-elle plus vite que lui et peut-être l’aurait-il à son arrivée à Vicuna. Il se mit à griffonner à même la pile de recueils. Il écrivit : « Mon neveu », puis raya les deux mots, ostensiblement, pour écrire, juste en dessous : « Mon fils »…

Il écrivit peu, ensuite, comme si la rature avait épuisé son inspiration, un essoufflement. Il se mit à pleurnicher et à se regarder pleurnicher et il se dirigea vers les roses qu’il venait de rénover et il les prit à pleines mains, sans se protéger des épines et il se sentit griffé en milles endroits, dans le creux de la main et dans les doigts et cela lui faisait plaisir, il serrait la prise et se torturait. Puis il s’agita dans la maison en faisant bouger le bouquet devant lui, content de voir les meubles aspergés d’eau et peut-être abimés, content de détériorer ce qu’il entretenait avec soin depuis des lustres. Il brandissait les fleurs comme si elles étaient des haches, il voulait que cela fasse du mal, beaucoup de mal, un mal fou et silencieux.

-Ah ! Mon impuissance, mon impuissance ! La voilà, la garce, qui se fait jour, à chaque jour un peu plus ! La voilà la garce, la voilà la garce.

Il répétait le mot comme si le mot était un objet, une lame. Il serra le bouquet de plus belle et continua à asséner des coups aux meubles. Il essaya de retrouver le moment où il avait pleurniché, fit des efforts et pleura pour de bon. Chez Bruebach, ils vendaient du vernis acajou.

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