La vieille dame d’Ouglitch, variation à partir d’une photo (Pour mon très cher et très regretté cousin Dominique Fache [1949-2021], agrégé de russe)
Le jour s’était levé très tôt, comme toujours l’été non loin de la Carélie. La vieille dame aussi. Elle commençait toutes ses journées de bonne heure, indépendamment de la saison. Aux beaux jours, elle profitait de la toute relative fraîcheur matinale pour s’occuper de son petit jardin. Elle y cultivait quelques légumes dont elle allait vendre le surplus au marché de la ville, et surtout des fleurs dont elle faisait des bouquets colorés qu’elle proposait aux touristes dès l’arrivée du bateau de croisière. Elles étaient plusieurs vieilles femmes à le faire. Chacune avait sa place sur le chemin invariablement emprunté par les voyageurs qui débarquaient.
L’une d’elle avait une face violacée, marquée par le temps, la misère et l’alcool. Ironie du sort, la couleur de ses fleurs était assortie à celle de son visage. L’étrangère n’osa la photographier, une vague de pitié, de respect pour le malheur, la submergea. Elle se rappela la physionomie de la mère Carlus sur le pas de sa porte, aperçue au cours d’une promenade faite en compagnie de sa grand-mère sur les chemins de la Normandie de son enfance, elle se souvint des yeux injectés de sang de la pauvresse lorsqu’ayant traversé sa cour à pommiers, elle était venue saluer les promeneuses. Elle avait parlé de ses cauchemars et sa grand-mère avait ensuite expliqué à la jeune-fille que les alcooliques rêvaient souvent de chevaux. Pauvre mère Carlus dont le mari et un des fils avaient un jour été pris en otages par l’occupant et fusillés, après l’assassinat d’un officier allemand.
Les mêmes scènes ou presque s’étaient peut-être jouées ici aussi. La vie avait bien changé. Tout était plus cher, ces derniers temps et, là-bas, à Moscou où Olga Pavlovna n’était jamais allée, le gouvernement n’assurait plus aussi bien qu’à l’époque soviétique la retraite des vieux travailleurs, aussi l’ouverture du pays aux touristes étrangers était-elle un bienfait que les vieilles femmes d’Ouglitch mettaient à profit pendant la courte saison des croisières.
Toutes connaissaient par cœur les heures d’escale et le circuit des visites : l’église Dimitri-sur-le-Sang, la Cathédrale de la Transfiguration-du-Sauveur, le Palais du tsarévitch Dimitri, jeune fils d’Ivan-le-Terrible, mystérieusement retrouvé baignant dans son sang le 25 mai 1591 à l’âge de sept ans, forfait commis à l’instigation de Boris Godounov vraisemblablement et, bien sûr, l’inévitable chemin des kiosques à souvenirs, disséminés entre l’ancien kremlin et l’embarcadère. Les touristes arrivaient par centaines.
Que représentaient les trente roubles que chaque babouchka demandait en échange de ses petits bouquets (« 1 euro » avaient-elles appris à répéter, en français) pour ces voyageurs qu’elles pensaient presque aussi riches que les princes et les tsars d’antan ? Aussi loin que remontait sa mémoire, Olga Pavlovna se voyait au village, occupée à soigner fleurs et légumes à la belle saison. Petite fille, elle avait vu sa grand-mère et sa mère penchées sur cette tâche. Elle les avait accompagnées, observées, puis aidées. Elles-mêmes lui avaient parlé de leurs propres mères et grand-mères qu’elle n’imaginait pas autrement que courbées au-dessus des plates-bandes.
Il n’y avait pas si longtemps que les paysannes de France vivaient aussi de cette façon. La disparition du grand-père au front, en 1917, puis en 1935, l’année de sa naissance, celle de son propre père parmi les victimes des purges staliniennes, les avaient obligées à redoubler d’efforts pour survivre. Ensuite, il y avait eu l’autre guerre, dès 1941, et la misère montée sur l’embarras. Mais, près du poêle de l’isba, l’icône de la Vierge avec l’enfant Jésus, devant laquelle elles se signaient toutes trois plusieurs fois par jour en passant, et sur laquelle elles posaient même parfois les lèvres, les avait sûrement protégées avec indulgence, car elles avaient toujours à peu près mangé à leur faim, et l’isba n’avait pas, au fil du temps, subi des dommages qui les eussent obligées à supporter le froid ou à payer un homme de l’art pour réparer.
L’absence du grand-père, puis celle du père, elles s’y étaient accoutumées. D’ailleurs était-ce un si grand mal ? Quand ils travaillaient, c’était pour de bien maigres kopecks ; de plus, des quelques pièces qu’ils gagnaient, ils dépensaient la plus grande partie en vodka au cabaret pour oublier les malheurs du pays et de la vie, la grisaille des jours ou la blanche immensité de l’hiver. Après s’être enivrés, s’ils avaient vomi ou uriné par terre, il fallait bien qu’elles nettoient, sans rien dire, sans quoi elles auraient reçu une volée de coups de bâton agrémentée d’injures. Il en avait toujours été ainsi, de temps immémorial, pour la plupart des femmes qu’elles avaient connues. Alors, elles ne disaient rien. Elles se contentaient de s’adresser à Dieu pour que l’avenir ne soit pas pire.
L’aïeule avait prié pour que le Tout-Puissant protège le tsar et la tsarine ou leur envoie un héritier, Raspoutine y avait œuvré et tout s’était terminé dans la catastrophe. Sa fille avait prié en secret pour le brave petit père des peuples, car l’icône avait été soigneusement rangée et cachée pendant des années, il s’était conduit en ogre. A son tour, Olga Pavlovna priait pour les siens et pour la Russie et, dès 1991, elle avait sorti l’icône de sa cachette et l’avait remise à la place d’honneur.
La chaleur devenait étouffante et moite, en ce début d’après-midi où, nul doute, le bateau venait d’accoster. Elle noua vite un fichu clair sur sa tête et sortit pour se poster à sa place habituelle. De loin, elle aperçut sa vieille rivale, Valentina Ivanovna, déjà installée à cet endroit qu’elles revendiquaient toutes les deux. Une bouffée d’indignation lui empourpra le visage. Valentina Ivanovna avait été la fiancée de son mari avant elle, quand Vassili Ilitch avait découvert qu’elle ne savait rien faire dans une maison, qu’elle traînait, décoiffée, en savates, toute la journée, et que la bouteille de Vodka trônait constamment sur la table de la cuisine lorsqu’il venait faire sa cour. A cette époque, il était encore plein du courage et de la joie de vivre de la jeunesse. La « petite eau » n’avait pas encore pour lui l’attrait qu’elle finit par gagner au fil du temps, provisoire victoire sur l’épuisement et le découragement que les années de labeur et de routine accumulaient dans l’esprit et le corps des hommes.
Alors que Vassili Ilitch hésitait encore à faire sa demande à Valentina Ivanovna, les parents d’Olga Pavlovna étaient arrivés au village avec la jeune fille, venus de l’île de Kiji où les familles étaient maintenant trop nombreuses pour vivre sur si peu de terres. Vassili Ilitch avait cru échapper à la morosité de Valentina Ivanovna et aux pièges de l’alcool en succombant au sourire de la jeune paysanne aux tresses dorées. Il n’était plus allé chez Valentina Ivanovna, lui préférant Olga Pavlovna, tellement plus enjouée. Le mariage avait été célébré selon la tradition. Un fils leur était né, il vivait aujourd’hui à Moscou et, happé par la vie excitante de la capitale, revenait rarement au pays. Olga Pavlovna ne connaissait ni sa belle-fille, ni ses petits-enfants ; reconnaîtrait-elle même son fils ?
Quant à Vassili Ilitch, il avait quitté l’isba un jour, en quête de travail, avait-il dit, il y avait longtemps de cela, mais il n’était jamais revenu y vivre. On avait ramassé son corps tout gelé, dans le fossé, près de chez Valentina Ivanovna, un matin de Noël. A Olga Pavlovna, cet ivrogne de mari ne manquait pas. La vie s’était montrée trop difficile pour qu’elle ait le loisir de s’attarder à des sentiments d’attendrissement sur son sort de veuve. Elle allait de l’avant ainsi qu’elle l’avait toujours fait, sans se poser de questions, sûre d’accomplir les desseins de la providence comme l’avaient fait avant elle les femmes de sa famille qu’elle avait connues et toutes ses aïeules.
Elle évita Valentina Ivanovna qui lui jetait encore des regards mauvais et, au lieu de s’arrêter et de l’invectiver, elle poursuivit sa route en direction des grappes de touristes, se remémorant les conseils de sa grand-mère dans ce genre de situation. « Mets-toi au-dessus de ça, petite mère» disait-elle toujours. Olga Pavlovna ne l’avait jamais oublié. Elle proposa ses bleuets aux étrangères de passage. L’une d’elle lui demanda l’autorisation de la prendre en photo avant d’acheter ses fleurs. Contrastant sur le gris de l’atmosphère d’un après-midi orageux, le bleu de sa blouse, de son fichu noué sur la tête, de ses yeux et de ses bouquets rendrait si bien ! La vieille femme se prêta patiemment mais sans sourire à la séance de pose.
Les bleuets ornèrent quelques jours la cabine de la passagère sur le bateau de croisière. Avant qu’ils ne soient complètement fanés et ne tombent en poussière, la voyageuse se décida à les jeter dans les eaux de la Cheksna, offrande à la mémoire de ces pauvres diables de prisonniers politiques, les zeks qui, se tuant à la tâche sous la contrainte, sans jamais avoir eu l’intuition d’un quelconque avenir, lui permettaient aujourd’hui de naviguer agréablement de Moscou à Saint-Pétersbourg par les fleuves et les canaux.
A la grande consternation des étrangers, malgré la couleur sombre des eaux sales et nauséabondes où flottaient toutes sortes de détritus, ces voies fluviales offraient aussi, tout au long de leurs rives, une possibilité de baignade dont profitaient des centaines de jeunes Russes, habitants des immeubles de la banlieue de Moscou visibles à l’arrière-plan. Un hors-bord dessinait parfois des huit à toute vitesse çà et là, à la vue de tous. Pas plus que les eaux opaques et muettes de l’affluent de la Volga, qui avaient englouti plus d’un village et plus d’un édifice religieux dont seul le clocher émergé restait parfois encore visible, droit comme celui de la cathédrale Saint-Nicolas de Kaliazine ou délabré comme celui de l’église de la Nativité de Krokhino, la photo de la vieille dame ne trahirait les secrets d’une vie dont la rêverie de l’étrangère avait tenté de deviner les linéaments. Elle ne donnerait à voir que le visage buriné, pathétique, d’une paysanne russe endurcie par le labeur et les malheurs du XXe siècle, le regard lointain, plein de sagesse, d’une femme qui ne rêve plus, et ses mains noueuses, sculptées par les tâches quotidiennes et la culture de la terre, primordiale, ingrate et sacrée.
Aimée Saint-Laurent © Ouglitch, 29 juillet 2010 Nouvelles d'ici et d'ailleurs