La première semaine, son nouvel emploi consista à visiter les clients sous la conduite de son directeur des ventes qui, le soir venu, allait coucher chez l’une ou l’autre de ses maîtresses, qu’il avait à la pelle dans des villes différentes et qu’il comblait de cadeaux, chaussures de luxe, parfums, fleurs, porte-jarretelles, ou si la ville disposait d’un casino, tenter sa chance au jeu. Belle entrée en matière, bel exemple, bel objectif de vie.
Vite, notre jeune beau costumé rêva d’être son propre maître. Il avait été embauché par l’entreprise de sous-vêtements en question depuis seulement trois mois que, déjà, bien que désargenté, il rêvait d’acheter un hôtel-restaurant de la côte normande alors à vendre. Un de ses copains âgés, bouliste à ses heures de même que lui, propriétaire des lieux et de l’affaire, désirait prendre sa retraite. Ce n’est pas que ce dernier eût travaillé dur et se sentît épuisé, il se contentait de faire le marché en ville le matin pendant que sa femme et sa fille adoptive s’activaient aux fourneaux, puis au service de salle, quand le restaurant était ouvert, c’est-à-dire à la belle saison seulement. Originaire de Roanne, il passait, quant à lui, des après-midis entiers, calmes et interminables, à traîner son embonpoint en soufflant, et peut-être à espérer s’en débarrasser, sur le terrain de boule lyonnaise le plus proche de son domicile où l’on entendait résonner sa voix grave de vieux pachyderme recuit qui a toujours raison.
Envisageant fermement cette idée saugrenue, de s’établir propriétaire d’un hôtel-restaurant, projet qui ne plaisait pas outre-mesure à sa compagne, le bellâtre se mit à vouloir s’initier à la préparation de repas, qui lui était totalement étrangère, et entreprit de faire la cuisine chez lui pour s’entraîner. Ce n’était pas qu’il ratât les plats ou les desserts, mais entre la préparation d’un repas familial et celle de menus divers et variés pour de nombreux gourmets, il y a une différence de taille que dans son délire optimiste (observé par le conseiller d’orientation-psychologue qui l’avait évalué –c’était déjà la mode– en 6e), il ne voulait pas voir.
Il avait commencé par se rendre dans une librairie où il acheta un livre de recettes qu’il n’utilisa cependant pas très longtemps, car son projet d’achat tomba vite à l’eau, le copain en question ayant sans tarder trouvé preneur plus argenté et plus sûr. Notre cuisinier en herbe en fut fort marri, et son caractère un long moment bien assombri, ce que dut supporter sa compagne. Il retourna donc à ses dépenses d’essence, ses tournées dans sa belle voiture, ses activités de comptage dans les hypermarchés de Normandie, de Picardie, et du Nord, toujours vêtu de sa tenue préférée, chemise, costume-cravate, qui lui donnait un air de sérieux, de « jeune cadre dynamique », selon l’expression en vogue en ces temps reculés. Simple rouage de la machine infernale capitaliste, il s’en croyait un missionnaire zélé et d’ailleurs suggérait à qui voulait l’entendre qu’un Etat se dirige comme une entreprise. Comme si le rôle d’un Etat était d’être rentable… Peut-être se voyait-il aussi économiste distingué… Il en avait d’ailleurs après les chômeurs, ne se doutant pas que c’était l’état qui l’attendait plusieurs fois et assez longtemps dans un avenir proche.
Un jour où il faisait le marché du samedi matin avec sa jeune compagne et qu’ils attendaient leur tour dans leur charcuterie habituelle, un homme d’environ cinquante ans qu’ils apercevaient régulièrement au marché, un panier à la main, entra et notre donneur de leçons s’exclama à l’emporte-pièce selon ses habitudes, et celles de sa mère qui les lui avait apprises : « chômeur professionnel ! », à l’intention de sa compagne, en manière de présentation du personnage qu’il ne connaissait pourtant pas, et de ce qu’il pensait de lui, assez fort pour que le nouvel arrivé l’entende distinctement, à la grande honte de sa compagne qui lui pinça le bras. Quelque temps plus tard, il leur fut dit que ce prétendu « chômeur professionnel » était professeur des universités ; libre le samedi matin, il faisait les courses du weekend pour aider son épouse retenue par son travail dans une banque.
(à suivre)
Aimée Saint-Laurent © Tribulations d'un gigolo, Conte picaresque du XXIe siècle