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Nicole Péruisset-Fache

Professeure agrégée honoraire, Docteure de l'Université de Rouen, Qualifiée aux fonctions de maître de conférences, Chercheure en sciences humaines indépendante, poète à ses heures

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Billet de blog 9 juin 2023

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Sortie en mer (suite et fin)

Nous allions atteindre le bout des jetées. Le commandant demanda aux hommes d’équipage d’inciter les passagers à s’abriter. La mer était trop forte pour que ceux-ci puissent, sans risquer leur vie ou celle des hommes, se tenir sur le pont, balayé et lavé à grand fracas de déferlantes

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Sortie en mer (suite et fin)

Nous allions atteindre le bout des jetées. Le commandant demanda aux hommes d’équipage d’inciter les passagers à s’abriter. La mer était trop forte pour que ceux-ci puissent, sans risquer leur vie ou celle des hommes, se tenir sur le pont, balayé et lavé à grand fracas de déferlantes. Nous avions d’ailleurs bien conscience d’être comme prisonniers d’une coquille de noix au beau milieu de cet enfer liquide, et nous nous en remettions corps et âme à la dextérité et à l’expérience du pilote et des marins. D’ailleurs, le moment que nous traversions nous rendait comme indifférents à tout ce qui pouvait arriver.

Il apparaissait étrange à ces êtres qui pour la plupart ne s’étaient jamais vus, de se trouver ensemble à partager ces minutes d’imprévisible péril et d’insoutenable émotion. Nous vivions tout à la fois un baptême du danger et une fervente communion de la pensée. Tous que nous étions, nous nous savions unis, soudés, par la douloureuse cérémonie dont le sort nous avait désignés pour être les participants.

Dans la cabine où nous nous étions finalement réfugiés, impitoyablement secoués par les chocs de la vedette contre la vague comme nous venions de l’être par le coup du destin, on entendait parfois au milieu de la sauvage symphonie des eaux en furie, des gifles du vent contre la surface vitrée du navire, et du puissant vrombissement de son moteur luttant vaillamment, de toutes ses forces, à contre-courant, des sanglots à demi étouffés.

Les deux jeunes femmes qui avaient pris place à quelque distance l’une de l’autre se ressemblaient curieusement, longues et fines, vêtues comme l’auraient été deux sœurs jumelles, l’une blonde comme les blés, l’autre brune comme la nuit. Des ruisseaux de larmes leur inondaient le visage qu’elles essayaient de garder immobile et digne, toutes deux enfoncées dans leur chagrin, un chagrin plus infini que le temps, plus vaste que la mer, plus destructeur que la tempête.

La vedette se trouvait maintenant au large des côtes ; le ruban du rivage, doré par le soleil déjà couchant, se déroulait de part et d’autre des jetées du port que l’on aurait dit miniature, vu de cet océan démonté, rugissant, étincelant champ de bataille où s’affrontaient l’air et l’eau, ivres de destruction comme de sanguinaires Titans.

Un mousse dépêché par le commandant fit savoir à chaque passager que l’on ne naviguerait pas plus loin, que l’endroit et le moment lui paraissaient convenir, il fallait limiter les risques. Le moteur de la vedette changea de régime, le bruit se fit plus sourd et plus grave. Nous nous approchâmes du pont où il ne nous fut pas permis de nous aventurer. Un des hommes d’équipage se fit remettre l’urne funéraire et s’approcha du bastingage. En un éclair, le vent du large dispersa les cendres de celui que nous avions tous aimé. Les gorges se nouèrent. Les deux jeunes femmes tendirent au marin les roses qu’elles serraient contre elles, chacune. D’un geste, il jeta les fleurs qui disparurent parmi les flots. Eclatant en sanglots, les deux jeunes femmes tombèrent dans les bras l’une de l’autre.

Ainsi, le rêve que, de son vivant, il n’avait pu réaliser de les voir vivre en harmonie, côte à côte d’un commun accord, souriantes, belles comme deux déesses, unies par le même amour et un peu de pitié l’une pour l’autre, un peu de pitié pour la faiblesse humaine qui nous fait nous émouvoir pour ce visage-là et non un autre, mais aussi pour deux visages parfois, un peu de pitié pour tout ce que nous ne comprenons pas, ce rêve prenait forme, à jamais à son insu, en cet instant où, à la vue de tous, oubliant qu’elles s’étaient haïes, meurtries, déchirées, leurs bras, leurs larmes et leurs cheveux dénoués par la tempête s’entremêlaient, dans le désespoir partage d’avoir perdu pour toujours l’homme qui était toute leur vie, et que nous pleurions tous.

                 Janvier 1995   Aimée Saint-Laurent © Nouvelles d'ici et d'ailleurs

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