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Nicole Péruisset-Fache

Professeure agrégée honoraire, Docteure de l'Université de Rouen, Qualifiée aux fonctions de maître de conférences, Chercheure en sciences humaines indépendante, poète à ses heures

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Billet de blog 10 juin 2023

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CARPE DIEM (1er épisode)

Dès qu’il avait pu se libérer du chantier entrepris à Rome, il s’était mis en route à pied en direction du sud. Les services d’un muletier lui auraient fait gagner un temps considérable, mais il désirait réfléchir à sa situation et à la décision qu’on lui demandait de prendre.

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Carpe diem

  1. Etapes

       Dès qu’il avait pu se libérer du chantier entrepris à Rome, il s’était mis en route à pied en direction du sud. Les services d’un muletier lui auraient fait gagner un temps considérable, mais il désirait réfléchir à sa situation et à la décision qu’on lui demandait de prendre. Rien de tel que la marche pour activer la pensée et tirer les choses au clair, il en avait fait suffisamment l’expérience malgré son jeune âge. La curiosité et les bavardages du muletier l’auraient, de plus, trop distrait de sa réflexion qu’il voulait continue, ininterrompue. Rentré en soi-même, c’est à peine s’il entendait, le long de sa route, le crissement des cigales à l’ombre des oliviers. Même la chaleur de ces derniers jours avant les calendes de Septembre semblait ne pas l’atteindre. Il s’arrêtait avant que le soleil ne soit haut dans le ciel, s’accordait une sieste sous un arbre, puis une fois réveillé, restait un moment à méditer avant de se remettre en chemin.

Parfois, sa pensée s’égarait à la vue d’un insecte ou d’une fleur, pou encore d’une habitation isolée : il était comme happé par la vie qui se révélait autour de lui, tiré de sa propre existence, aimanté par le monde extérieur. C’est alors qu’il était obligé de revenir au point de départ, repassant dans sa mémoire les termes du message qu’elle lui avait fait parvenir à Rome, essayant de retrouver quel cheminement l’avait conduite à lui écrire ces lignes, d’imaginer en quel état d’esprit elle pouvait se trouver au moment présent, de prévoir ce que le destin leur réservait à l’heure de la rencontre vers laquelle il se dirigeait et que de son côté, elle espérait.

Le temps, le hasard peut-être, construisait entre les êtres d’étranges liens, faits d’émerveillement, de douceur, de complicité, de communion, de manque, de douleur, de reproche, de rancœur, de désespoir, de colère, comme autant de couleurs dont, tour à tour, l’une prédominait, de même que selon l’heure la lumière du jour donne aux paysages un éclairage différent, délicat ou aveuglant, décevant ou euphorisant. Il était bien difficile en tout cas de se rejoindre.

Rien n’avait laissé présager leur première rencontre. Récemment affranchi, il s’était établi artisan, s’était entouré de quelques auxiliaires qui peu à peu avaient fait leurs preuves. Les affaires commençaient à prospérer, on le demandait un peu partout, il avait du travail en perspective. Et s’il ne pouvait encore envisager de se contenter de diriger son équipe d’une place confortable, s’il lui fallait encore mettre la main à la pâte plus souvent qu’à son tour, il avait espoir que prochainement, il prendrait de l’envergure et se réserverait alors exclusivement la tâche de négocier les marchés, superviser les chantiers et gérer les comptes comme nombre de ses concurrents arrivés, tandis que ses employés œuvreraient sur le terrain. Le courage, il le savait, devait s’atteler à l’ambition, inséparables facteurs de la réussite. Et, plus que jamais, le but qu’il assignait à sa vie était l’ascension sociale.

Il enviait ces quadragénaires aisés dont il pouvait admirer les maisons spacieuses et élégantes avec leurs dédales de salles, de cours intérieures et de jardins, bruissant du pas et des paroles des domestiques et des membres de la famille, lorsqu’il leur rendait visite pour évaluer la somme d’un travail à fournir, le temps à y passer et le prix à demander.

Tôt dans l’existence, il s’était intéressé aux arbres et aux plantes. Son maître lui avait vite confié les soins des jardins d’agrément de ses demeures, objets constants de l’admiration des visiteurs qui n’avaient de cesse d’imiter chez eux pareilles merveilles, sans succès tant qu’ils n’avaient pas bénéficié des conseils et des observations judicieuses et pleines d’invention du spécialiste.

A présent qu’il avait été affranchi, il continuait à pourvoir aux soins des jardins du patricien chez qui il dépêchait ses employés, mais ses perspectives avaient changé. Après avoir été pour lui une ligne tracée d’avance, maintenant l’avenir lui paraissait, de façon exaltante, inconnu mais ouvert. Tous les espoirs lui étaient permis, il n’entrevoyait pas de difficultés insurmontables. Dans l’ensemble, les choses se présentaient plutôt bien.

C’est dans ces conditions qu’il avait pu quitter Rome dont c’était somme toute la morte saison, y compris pour les travaux horticoles, ceux-ci se bornant en cette période à l’entretien de routine qu’il pouvait confier sans crainte à des mais moins expertes que les siennes.

D’autres problèmes l’attendaient, auxquels il avait à imaginer des réponses, avant même de les affronter. Mais c’était plus fort que lui, sa pensée oscillait de ceux-ci au moment présent qui le submergeait de son foisonnement de sons, d’odeurs, de la poussière de la route, de la brutale luminosité des paysages, et vice-versa.

Il cheminait depuis plusieurs jours déjà. L’assaillait maintenant l’obsession de la proximité d’un dénouement que nul ne maîtrisait, lui moins que tout autre, lui semblait-il. Et comme tout échafaudage de prévisions demeurait stérile, il en avait conscience, inévitablement il se trouvait amené à revisiter le passé, seule réalité tangible, à le réévaluer, à tenter de l’interpréter et d’y déceler l’avenir dont il était peut-être porteur.

(à suivre) Aimée Saint-Laurent © Nouvelles d'ici et d'ailleurs, de maintenant et de toujours

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