CARPE DIEM (2e épisode)
2. L’éblouissement.
La première fois qu’il s’était rendu au joli domaine qui par la suite devait hanter son esprit pendant des semaines, il était d’humeur massacrante et le travail, que le propriétaire des lieux attendait de lui, lui avait paru, comme souvent ailleurs, fastidieux, vraisemblablement éreintant, et pour finir peu lucratif. Il avait tout de même pris note des exigences du maître de l’ouvrage, et date pour l’exécution des travaux dès le printemps suivant.
Au jour convenu, il était sur les lieux, en compagnie de ses auxiliaires, plein d’ardeur au travail. Il ne s’agissait pas seulement de planter des arbres, il lui fallait surtout gagner quelques milliers de sesterces. Le calcul était vite fait. Il suffisait de prendre en compte le temps passé, la valeur de la marchandise, les gages des ouvriers, la marge dont il avait besoin pour réaliser le profit escompté, et ainsi amasser le pécule qu’il convoitait. Plongé dans ces considérations tout en maniant la bêche et en distribuant à ses employés le travail qui leur revenait, il n’avait pas remarqué que quelqu’un l’observait. C’est à ce moment qu’il leva les yeux.
La jeune-fille était d’une beauté étonnante : la profondeur et l’éclat de son regard sombre, l’épaisseur bouclée de ses cheveux châtains, libres de tout lien, le teint doré de son visage adolescent, la sveltesse souple du corps, devinée sous le drapé de son peplum, lui firent, ensemble, l’effet d’un coup de poignard au cœur, qui rendit plus brutale encore sa brusque disparition alors que leurs regards venaient de se croiser. Elle emportait avec elle le mystère de son origine et de son nom. Et soudain, ce jour pareil à tant d’autres lui parut interminablement gris et désagréable, fatigant, inutile comme tant d’autres jours de la vie humaine, courte pourtant. Il se mit alors à chercher les outils qu’il venait de déposer, incapable de se rappeler où il les avait laissés, au fur et à mesure que son travail avançait, comme si un mauvais génie s’amusait à les lui dérober malicieusement et à les changer de place.
Jamais journée de labeur ne lui avait paru aussi longue et ennuyeuse, et il prit soudain conscience que pourtant c’était à cette vie, à laquelle il s’était astreint depuis quelques mois maintenant, qu’il devait se préparer pour le reste de son existence. Et d’un seul coup, l’appât du gain qui l’avait poussé à tant donner de son énergie et de ses forces s’effondra et ne lui parut plus qu’un leurre, vague compensation reçue en échange d’années de fatigue au bout desquelles le compte serait facile à faire et désolant. Il aurait à peine eu le temps de voir le jour que déjà il devrait se faire une raison et s’attendre à fermer les yeux définitivement, sans avoir eu le loisir de les poser sur le monde qui l’entourait, pour le seul plaisir de la contemplation. Le monde qui l’entourait venait de prendre l’apparence de cette jeune-fille inconnue qu’il ne reverrait peut-être jamais et dont le souvenir s’était mis à l’obséder, à peine avait-elle tourné le dos.
Ce fut sans hâte que ce soir-là, il avait quitté les lieux, espérant, tout au long de l’entretien de mise au point qu’il avait eu avec le maître de céans, en apprendre plus long sur les habitants de la villa, les hôtes du moment, les faits et gestes de la maisonnée et, qui sait, peut-être apercevoir parmi les toutes premières roses, au détour d’une allée, la silhouette espérée. En vain.
La nuit qui suivit ne lui laissa aucun répit, sans cesse il revoyait la scène, essayait de s’en rappeler les moindres détails au prix de tant d’efforts qu’au bout d’un moment, il ne savait plus même qu’il revisitait le passé. Lorsqu’enfin il reprit conscience de la fuite du temps et de sa présence aux confins d’une nuit étrange qui allait bientôt laisser place à un nouveau jour (le ciel prenait déjà les pâles teintes de l’aube), c’était comme s’il sortait d’un rêve dont les décors et les personnages n’avaient jamais existé et venaient de disparaître à tout jamais de son imagination.
Il s’était couché exténué par le labeur d’une journée qu’en avaient précédée bien d’autres tout aussi éreintantes, il s’apprêtait à se lever plus fatigué encore, mais aiguillonné par l’espoir qui meut les hommes du jour au lendemain, celui que quelque chose allait arriver, que quelque chose allait changer. Il se tourna sur sa couche défraîchie et y trouva un peu de confort, l’espace d’un instant. Dérangée dans son sommeil, son épouse balbutia quelques paroles inaudibles. Il se leva.
Il alla observer le ciel à la croisée. L’horizon était sans nuages et promettait une journée douce et sereine. Les flancs de la montagne bleuis par la lumière du petit jour seraient bientôt inondés du soleil cru de mai. Il ne savait s’il devait attendre de cette journée le bonheur ou la routine. Il rêva un moment au privilège des chefs qui, avant d’entreprendre voyages ou expéditions, interrogeaient les présages.
(à suivre) Aimée Saint-Laurent © Nouvelles d'ici et d'ailleurs, de maintenant et de toujours