« Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme cestuy-là qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d’usage et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son âge ! » J. du Bellay
« Moi, mes souliers ont beaucoup voyagé » Félix Leclerc
Autour du monde (à Paul)
Sans le savoir, sans t’éloigner de la maison, partout tu voyageais avec moi, sans partage, dans ma mémoire, dans mon cœur, entouré de nos souvenirs, de ma tendresse, de mon amour. Il me fallait « faire le tour de ma prison » avant d’en être empêchée par l’âge, mais tu ne quittais pas ma pensée. Comme l’hirondelle que guident d’un continent à l’autre, les champs magnétiques, les saisons et la rose des vents, à des milliers de kilomètres de toi, mon âme se tournait sans cesse dans ta direction, et dispersait à tous vents pour toi des mots d’amour et des toujours.
Ta présence en moi, mon immense amour pour toi, ont laissé des traces dans toutes les capitales du monde : à Dublin au parfum iodé du grand large ; à Moscou, sur la Place rouge où, pâtisserie de briques, se dresse la cathédrale multicolore de Basile-le-Bienheureux ; à Lisbonne-la-blanche qui, de Belém, répondit à l’appel échevelé de l’Atlantique le long du Tage ; à Rome, sur le forum où Vercingétorix vaincu fut humilié par César, assassiné douze ans plus tard, « toi aussi, mon fils » ; à Athènes l’éblouissante, sur l’Acropole d’où l’on domine au loin le port du Pirée aujourd’hui chinois ; à Pékin près du temple du Ciel ou de la Cité interdite, parmi les prétentieux pousse-pousse brinquebalants, et les pauvres vendeurs de montres Rolex sans valeur ; à Séville, devant les jets d’eau et les arcades Mudéjar ; à Chypre, dans le silence des petites églises de montagne aux fresques byzantines.
Je t’emmenai jusqu’à la citadelle de La Havane que hante toujours le spectre du Che ; à Gizeh d’où sortent des sables, les pyramides jalousées par Napoléon-le-nain ; à Delhi, où dans les rues encombrées, irrespirables, sans répit s’active une populace miséreuse ; à Québec, au milieu de ses quartiers dieppois ; à São Salvador da Bahia de Todos os Santos où rôdent les caravelles-fantômes portugaises, à Belo Horizonte près de l’église Saint-François d’Assise de Niemeyer, l’architecte du Volcan au Havre, et de l’ONU à New-York. Partout je te souriais en pensée et murmurais des mots d’amour pour toi. Ces lieux ne l’oublieront pas.
Je t’emmenai avec amour infiniment, au Cap de Bonne Espérance doublé par tant de navigateurs intrépides, d’où l’on voit depuis la Montagne de la Table l’île Robben Island où près de vingt ans Mandela fut prisonnier ; je t’emmenai à Héraklion, patrie du Minotaure de la légende d’Ariane et Thésée, où l’avion semble près d’atterrir dans les flots à deux pas de l’aéroport ; je t’emmenai à Budapest où demeure la menace des chars russes de 1956 ; je t’emmenai à Istanbul, au palais de Topkapi avec son harem, qui surplombe le détroit du Bosphore ; à Windhoek l’Africaine-allemande, où les femmes himbas nues, à côté de leurs bébés potelés, vendent des onguents ocre sur le marché ; à Teotihuacan, près de Mexico, où il ne reste que les ruines grandioses de la civilisation aztèque du serpent à plumes. Je t’emmenai à Madrid où vécurent les peintres Velasquez et Goya ; à Londres où passèrent tes ancêtres et les miens ; à Dubaï, conquise sur le désert avec ses tours à vent et ses gratte-ciel fous ; à Varsovie où le cauchemar du ghetto jette encore un voile tragique sur la ville ; à New-York où serpente la sinueuse Broadway, l’ancienne sente des Indiens de Manhattan, bordée par les buildings des capitalistes. Je t’emmenai aux îles du Cap-Vert battues des vents de l’Atlantique où accostèrent tant de navires négriers. Je t’emmenai à Dubrovnik, perle de l’Adriatique aux toits de tuiles rouges, dont Venise s'empara ; à Porto, ville chérie des Anglais pour ses vins capiteux ; à Téhéran, Chiraz, Persépolis et Ispahan, cités des roses, des sabres, des Mille et Une nuits, de Shéhérazade.
Tu étais, encore et toujours, auprès de moi aux îles Ioniennes, aux Cyclades, escales de l’odyssée, à La Valette, halte des Templiers, entre grand soleil et mer bleue où naviguèrent tant et tant de marins à bord de caraques de commerce et de guerre. Trésor au secret de mon cœur, tu m’accompagnas à Fort-de-France d’où les bananiers blanc étincelant de ton père avaient disparu de la rade ; tu m’accompagnas à Rangoon, aux façades rongées par la lèpre des Tropiques, passé la splendeur britannique, avec ses pagodes dorées et la robe safran de ses moines nu-pieds, en quête d’absolu et d’aumône, avant l’aube. Tu m’accompagnas au cœur de l’Afrique, jusqu’au Mont Kenya que dore le lever de soleil qui éveille éléphants et gazelles ; je t’emmenai enfin jusqu’aux îles des Antipodes, paradis des hardis Maoris et du jade sacré « pounamu », où désormais règne le modèle américain, hamburgers et coca-cola.
Partout le même et unique soleil, lumière de vie, lumière de notre Terre, partout près de moi le seul soleil de ma vie : Toi.
Puis, au bout de mon chemin, il me tardait de te revoir, de te retrouver à Roissy ou Orly, de me jeter dans tes bras, et de te faire savoir combien depuis les Amériques, la vieille Europe, l’Asie ou l’Afrique, j’avais essaimé de baisers, pour toi que j’aime, sur les ailes des alizés.
11 mai 2024, Aimée Saint-Laurent © Chants des noces