Escale à Djibouti (à la mémoire de mon frère François)
L’histoire que je me propose de vous raconter au fil de ces pages pourrait commencer comme suit :
« Phare brillant dans l’immense nuit du désert, Djibouti exerce à des centaines et des centaines de lieues à la ronde un irrésistible attrait sur les populations déshéritées des pays voisins : elle offre en effet pour le bien-être des hommes et leur évolution un hôpital doté des moyens thérapeutiques les plus modernes, des dispensaires, un lycée, des formations scolaires publiques et privées nombreuses, des œuvres sociales, un régime de protection des travailleurs très avancé, une prospérité indéniable et surtout une paix que son environnement lui envie ; attrait si puissant que, menacée par un environnement désordonné, il a fallu, bien à contrecœur, se résoudre à l’en protéger sous peine de la voir s’asphyxier et succomber sous le nombre de ceux qui aspirent à y vivre.
Il y a à peine un siècle terre désolée vouée à la désespérance ; aujourd’hui ville lumière au bord d’une des mers les plus belles du globe ; port attendant son heure avec d’autant plus de détermination et d’espoir qu’il est prêt à recevoir dans ses installations modernisées et agrandies l’important trafic de la Mer Rouge ressuscitée ; centre d’affaires bénéficiant de privilèges monétaires et fiscaux uniques au monde ; plate-forme du tourisme reliée quotidiennement à l’Europe ; cité dynamique et prospère. Djibouti, chef-lieu du Territoire français des Afars et des Issas. »
Mais ce n’est que la préface écrite pour un livre sur Djibouti par le Président du Conseil du Gouvernement du Territoire à l’époque où se situe mon histoire (le début des années 1970), un homme bardé de décorations et de distinctions de la République française, autrement dit il s’agit, comme le lecteur l’aura tout de suite compris, d’un texte de propagande.
Cette histoire pourrait aussi avoir pour entrée en matière :
« Djibouti, port d’escale à l’entrée de la Mer Rouge
Djibouti, le chemin de fer franco-éthiopien
Djibouti, par sa fiscalité, sa zone franche et sa main d’œuvre abondante est la ville idéale pour les investisseurs
Djibouti, point de départ vers la découverte d’un pays fascinant
Djibouti, paradis sous-marin
Djibouti, porte du Yémen »
Mais cela aurait tout l’air de vous offrir le texte d’un dépliant touristique. Bien sûr, comme Ulysse au long cours, vous avez failli vous laisser enchanter par ces voix de sirènes à peine déguisées. Ces lignes auraient pu vous être présentées comme un poème, litanie élogieuse d’un endroit que vous avez déjà reconnu pareil à celui de la préface. Vous y avez cependant perçu des relents de propagande comme, sur les plus belles plages, l’odeur iodée des algues marines se trouve parfois dénaturée par celle des baraques à frites dont le vent colporte jusqu’au promeneur naïf les effluves gras et écœurants de la « civilisation ».
Non, mon histoire, je veux dire celle que je vais vous relater, car ce n’est pas à moi qu’elle arriva, n’aura pas vocation à vous faire rêver mais à rendre justice à quelqu’un qui aurait certainement bien voulu partager la vision idéale de Djibouti que vous venez de lire, mais dont le rêve fut, comme vous le verrez, impitoyablement brisé.
Vous y retrouverez les mêmes détails géographiques, humains, ou historiques que ceux avec lesquels vous venez de vous familiariser : d’un texte à l’autre, ils se recoupent. De plus, c’est votre histoire que je vais raconter, car ce que vous allez entendre aurait pu aussi bien vous arriver, ou à moi, elle a valeur d’exemple : tout le monde a au moins une fois dans sa vie traversé, sous une forme ou une autre, une expérience de cette sorte.
(à suivre) Aimée Saint-Laurent © Nouvelles d'ici et d'ailleurs, de maintenant et de toujours