La fermière crut qu’il réfléchissait et se rendait compte de l’injustice, de la cruauté, de son comportement, elle espéra qu’il allait recouvrer la raison. C’était mal le connaître. Il annonça froidement, le 14 juin de cette année-là, qu’il ne reviendrait pas.
La nouvelle loi sur le divorce accordant celui-ci automatiquement au bout d’un an de séparation, le gentleman-farmer fit sa demande au tribunal, sans motif, le 15 juin de l’année suivante, répudiation pure et simple sur le modèle de la charia qu’on pourrait croire récemment introduite dans le Droit français. La fermière, dans tous ses états, reçut l’assignation des mains d’un huissier le 27 juin, et y découvrit l’adresse officielle de son gigolo de mari.
Elle fit une petite recherche sur Internet dès le lendemain, et la page s’ouvrit tout de suite sur celle d’un annuaire téléphonique qui donnait le nom d’une femme à cette adresse. Ce fut pour elle un coup de massue, mais aussi le fil tiré qui dévida toute la pelote en trois jours. Elle découvrit, de plus, que son délégué syndical de mari avait donné frauduleusement l’adresse de cette femme, un logement social, comme étant la sienne, douze ans auparavant, pour demander son agrément comme Conseiller du salarié mandaté par son syndicat, à la Préfecture du département où il venait d’émigrer. Il était donc clair que cette adresse lui était familière dès cette date, et même sûrement avant.
Peu prévoyant mais souhaitant sans doute inconsciemment tenir son épouse informée malgré lui, sauf si un ange gardien veillait sur l’épouse délaissée, acte manqué en tout cas, le gigolo avait oublié deux clefs USB dans le fatras d’un tiroir d’armoire qu’il ne rangeait jamais. Sur ces clés USB, se trouvaient des renseignements précieux, dissimulés parmi un nombre incalculable de dossiers prud’homaux. Elle allait être petit à petit en mesure de comprendre tout ce qui s’était passé, et qui n’avait rien à voir avec ce qu’il lui avait raconté, de déjouer ses manigances et ses pièges, et de le discréditer, tant pis pour lui, en demandant le divorce reconventionnellement pour faute; elle allait aussi pouvoir lui faire de la publicité tous azimuts.
Inventaire à la Prévert, voici ce qu’elle découvrit dans le fameux dossier au nom de l’habitante logée à cette adresse: une lettre d’amour datant de treize ans plus tôt, adressée à cette personne, des lettres rédigées à ses différents noms (nom de jeune-fille, noms d’épouse) pour lui obtenir des aides sociales, le CV de cette femme hors du commun, un tableau Excel prouvant qu’elle vivait de pensions d’invalidité et du RSA, et recevait des virements mensuels du gigolo, accessoirement défenseur syndical imbu de son égo, et qui prenait tellement au sérieux son "statut social" si important pour lui ! Et quel statut social dans pareil logement social ! Et une photo sublime, vieille de onze ans, de la beauté fatale. Le hasard faisait décidément bien les choses. La lettre d’amour la fit pleurer (et pourtant à la même époque, comme depuis toujours, il lui écrivait des messages commençant par « mon Amour » avec une majuscule) ; en voyant la photo, elle éclata de rire.
(à suivre)
Aimée Saint-Laurent © Tribulations d’un gigolo, Conte picaresque du XXIe siècle