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Nicole Péruisset-Fache

Professeure agrégée honoraire, Docteure de l'Université de Rouen, Qualifiée aux fonctions de maître de conférences, Chercheure en sciences humaines indépendante, poète à ses heures

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Billet de blog 18 mai 2023

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Tribulations d’un gigolo, Conte picaresque du XXIe siècle, 16e épisode et FIN

Depuis ses découvertes, elle se posait toutefois une question : pourquoi avoir attendu treize ans, sinon plus, pour abandonner le domicile conjugal ?

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Depuis ses découvertes, elle se posait toutefois une question : pourquoi avoir attendu treize ans, sinon plus, pour abandonner le domicile conjugal ?  La dévergondée de cité lui avait vraisemblablement mis la pression pour qu’enfin il vienne vivre avec elle, puisque c’était tout bénéfice pour elle, surtout financier, mais il n’y avait sûrement pas que ça. Pour sa part à lui, il faisait d’une pierre deux coups en demandant le divorce par consentement mutuel : ses turpitudes, ses mensonges, ses menaces de mort, seraient passés sous silence et le seul bien modeste patrimoine qu’ils possédaient en commun son mari et elle (elle ne savait rien de ses comptes) serait divisé par deux bien que le gigolo se soit fait largement entretenir pendant quarante-cinq ans et que ce patrimoine soit surtout le fruit du travail de son épouse.

Son départ du foyer conjugal, si longtemps après la rencontre de la beauté fatale, restait un mystère. Il ne faisait pas de doute au sujet de cette énigme que, de même que pour le reste, la lumière serait faite un jour. L’imbroglio devenait palpitant, exaltant, un vrai roman à suspense. Un jour pourtant, une idée lui traversa l’esprit : la femme à qui il avait écrit cette lettre d’amour, était si laide, physiquement et moralement, si vulgaire, si limitée et, comme elle eut l’occasion de s’en rendre compte dans un échange de MMS et SMS avec elle, si «mal embouchée » comme disait sa mère, qu’elle se demanda si son mari ne l’avait pas tout simplement utilisée après tout, dans son intérêt à lui. Le ménage, la cuisine, le lit n’avaient sûrement aucun secret pour cette croqueuse d’hommes. Il s’était servi de son épouse, de sa gérante de sa brasserie et sûrement aussi d’autres personnes pour arriver à ses fins, à un objectif que lui seul connaissait, parce que ces femmes en adoration devant lui s’étaient toutes montrées manipulables. Peut-être le saurait-elle un jour…

Dans le style raffiné et fleuri de son SMS, l’éloquente princesse n’avait eu que le mot « connasse » comme argument à avancer, en réponse à la remarque de l’épouse qui lui faisait observer qu’elle avait détruit la famille de son cher et tendre, puisque ce dernier avait coupé les ponts avec tout son entourage pour aller vivre avec elle, et laissé sur place tous les souvenirs se rapportant à sa famille. Que savait–elle du passé ou de la famille du gigolo ? Elle n'avait connu ni son père ni sa mère, ni les personnes qui lui avaient été les plus chères. Elle ne savait rien d'eux sauf, évidemment, ce qu’il voulait bien lui en dire, les informations mensongères et superficielles qu'il daignait partager. S’intéressait-elle à sa personne ou à ses comptes en banque ? Voilà la question ! Elle vivait, davantage encore que l'épouse légitime pendant quarante-cinq ans, avec un inconnu.

L’épouse esseulée se rappela avoir entendu son gigolo de mari, dire plus de quarante ans auparavant, comme par facétie, que s’il était au pouvoir il autoriserait la polygamie pour que les femmes travaillent au bénéfice de leur mari. L’inconscient ne se manifeste-t-il pas, derrière chaque prise de parole ? Elle se souvint aussi de l’adage qui veut qu’en tout homme, il y a un cochon qui sommeille. Elle en avait désormais l’illustration parfaite.

Se pouvait-il qu’il fût aussi cupide, rapace ? Qu’il n’en ait aucune honte ? Elle n’arrivait pas à le croire. Ce n’est qu’en mettant bout à bout tous les souvenirs de ce qu’elle avait vécu avec lui, pendant toutes ces années, des souvenirs parfois désagréables, de mauvaise humeur injustifiée,  auxquels pourtant elle refusait alors d’accorder de l’importance, qu’elle comprit à quelle personnalité médiocre, fausse, narcissique, perverse, duplice, sadique, pleutre, elle avait accordé toute sa confiance, tout son amour, dans quel monde idéal elle avait vécu, et quel cauchemar elle devait maintenant affronter, éveillée, avant d’en percevoir tout le ridicule et de le transformer en vaudeville, ou plutôt en conte picaresque, tant le héros avait plongé dans l’univers de la délinquance. Ainsi il lui revint en mémoire un coup de téléphone récent que bien avant son départ, elle avait passé un matin à son mari à l’heure de sa permanence syndicale (ce qu’elle ne faisait jamais, sauf que ce jour précis, il s’agissait sûrement d’une question dérisoire mais urgente, pour laquelle elle avait besoin de son avis). Une femme avait décroché le téléphone et c’est cette voix inconnue qui avait répondu à son appel. Très surprise de cette réponse inattendue (l’interlocutrice fut elle-même surprise, à n’en pas douter), elle avait demandé à parler à son mari. Le soir venu, lorsque son mari était rentré, elle lui avait demandé, sans arrière-pensée aucune, bien loin de son esprit tout soupçon, qui était cette personne au téléphone. La seule réponse qu’elle avait obtenue, cassante, bizarre, fut : « je t’ai déjà dit que tout le monde au syndicat a accès à mon bureau ». Le ton de la réponse l’avait interpelée mais pas tracassée le moins du monde, elle était accoutumée aux sautes d’humeur de son époux. Aujourd’hui elle sait que cette mauvaise humeur provenait de sa gêne. Il avait été pris les doigts dans la confiture. 

Cette fois, avec son départ brutal, le coup était rude. Le présent, le monde, et sa vie, avaient soudain été mis sens dessus-dessous. Et la réalité eut beaucoup de mal à s’imposer à ses illusions. Ce n’était pas faute d’avoir lu Balzac, Flaubert, Maupassant, Zola, et tant d’autres. Tous l’avaient prévenue, elle ne les avait pas écoutés, croyant qu’il s’agissait de fiction, croyant surtout vivre avec son mari « un amour doux, un amour fou, un amour exceptionnel » comme ils se le répétaient souvent en chœur sans le faire exprès, au tout début de leur union, pastichant une publicité martelée à la radio. Cet unisson les conduisait, à demi superstitieusement, à faire un vœu, comme en son adolescence lycéenne. Sans cesse, tous ses souvenirs de quarante-cinq ans de vie commune lui revenaient en mémoire, et elle oscillait entre le pardon et la fureur.

Heureusement, il ne lui restait pas seulement ses yeux pour pleurer, il lui restait la lucidité retrouvée, la ruse des multiples formes du plat froid de la vengeance qu’elle allait mettre en œuvre pour lui rendre la monnaie de sa pièce - tous les coups sont permis en amour comme à la guerre - mais en passant par la Loi pour obtenir justice, même si cette justice ne pourrait jamais aboutir à l’équité. Le temps passé, une vie entière d’amour inconditionnel, ne se rattrapent pas et un aussi grand chagrin ne guérit jamais.

Plus important que tout, il lui restait le rire.

Elle ne lui ferait pas de cadeau, à ce gigolo, et à son tour, il sentirait l’aile implacable de la vérité le mettre à terre, lui faire mordre la poussière, et faire ressortir tout le ridicule de son comportement immature. Le destin se chargerait du reste, il vieillissait aussi.

Elle savait trop bien cependant que sous le masque ridicule du gigolo débordé par son hubris, derrière le rôle infiniment cocasse de tel est pris qui croyait prendre, qu’elle lui avait imposé et qu’il avait omis d’envisager, subsistait en dernier ressort la condition tragique d’un être humain qui, par sa faute, avait raté tout ce qu’il avait entrepris, un être humain auquel ne serait pas donnée une deuxième chance.

Elle ne s'apitoierait pas sur son sort. 

                                                                           FIN

Aimée Saint-Laurent ©  Tribulations d’un gigolo, Conte picaresque du XXIe siècle 

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