Escale à Djibouti (à la mémoire de mon frère François) Episode 5
Le jeune-homme refit le calcul des jours échus depuis son arrivée en Afrique, le 23 juin. Le 24, il était passé de la caserne de transit locale à celle du 5e Régiment Interarmes d’Outre-Mer. Le 26, il s’était rendu à l’infirmerie pour y subir un examen médical. Le 28, il avait consulté un médecin civil à l’hôpital local, et il avait été proposé pour la réforme. Il avait, de temps à autre, un peu traîné en ville, et découvert que celle-ci n’offrait vraiment pas beaucoup d’intérêt. Il s’était baigné aussi, mais la « plage » l’avait déçu, la mer également. En somme, rien à voir avec le dépliant touristique. Il avait repéré le bureau d’Air-France où travaillait M. D., il lui avait rendu visite, puis avait été invité à la villa.
Peu après cette rencontre, un des tout premiers jours de juillet, le lundi 3, on le transféra à Arta, à 40 km de Djibouti, en plein désert, mais à 700 mètres d’altitude, dans un camp militaire, d’où il n’y avait plus guère possibilité de sortir. Il faisait maintenant partie de la 2e Compagnie d’Arta. La route qui menait à ce camp était la seule goudronnée de tout le Territoire. Elle traversait le désert, désert de cailloux, de buissons, parcouru par les nomades éleveurs de chèvres, ou de dromadaires, bien nettoyée par des hyènes ou des vautours. Du camp, on apercevait la mer, loin en contrebas ; la mer ou plus exactement le fond du golfe de Djibouti, pareil à un fjord tant il était étroit et, tout autour, le relief montagneux tourmenté.
Le matin, il tombait quelquefois quelques gouttes de pluie. Une nuit, un orage éclata, ce qui n’arrivait jamais à Djibouti. A Arta, la faune était bien celle du désert : guépards, gazelles, chèvres, dromadaires, cynocéphales, scorpions gigantesques, tarentules grandes comme la main, scolopendres, guêpes maçonnes ressemblant à de grosses libellules et que les militaires appelaient « B 52 » du nom du bombardier, fourmis par millions, sans oublier les rassurants vautours.
Un jour, les gars de la chambrée du jeune-homme attrapèrent une tarentule énorme qui galopait par terre à travers la pièce. A l’aide d’un képi, ils la transvasèrent dans un casque pour l’empêcher de grimper, puis ils la piquèrent au formol et la vernirent : il y avait parmi eux des collectionneurs de scorpions et de tarentules.
Une autre fois, un faucon, tout marron, d’une espèce inconnue du jeune-homme se cogna dans les fils électriques qui alimentaient la chambre. Quelqu’un le ramassa, à moitié assommé. Au bout de dix minutes, l’oiseau ayant repris ses esprits, les jeunes gens l’emmenèrent au dehors, d’où il s’envola pour retrouver ses habitudes.
Au camp, se trouvait un petit guépard. Il avait le train arrière à demi paralysé. Il vivait en liberté mais, incapable de se mouvoir correctement, il se couchait sitôt après avoir fait quelques pas. Il se laissait approcher à une distance respectable, sans quoi il se levait et crachait en montrant les crocs, comme un gros chat contrarié. Quel dommage, pensait le jeune appelé, que les hommes l’aient mutilé, ils auraient mieux fait de le laisser sauvage et libre !
Au camp, à part cela, peu de distractions. La radio, en français et aussi de temps en temps en arabe. L’arabe était la deuxième langue ici, et parfois la première, cela dépendait pour qui. Pas de télévision, pas de journaux, pas de cinéma, pas de bibliothèque en ce lieu hors du monde. En un mot, le jeune-homme lisait un peu tout de même, ce qu’il trouvait à se mettre sous les yeux ; c’est ainsi qu’il découvrit un jour, au fond d’un placard, un vieux numéro du Chasseur Français, la revue des amateurs de chasse et de pêche, soulagé à l’idée que la lecture des petites annonces lui prendrait une bonne partie de la journée. Mais à peine avait-il commencé à en feuilleter les pages que le Capitaine (la plus haute autorité du camp, puisqu’il ne s’y trouvait ni Commandant, ni Colonel) entra dans sa chambre qui venait d’être balayée et re-balayée et lâcha ces mots : « Vous n’avez pas l’air bien occupé !», et repartit comme il était venu. Le jeune-homme avait vraiment l’impression de n’avoir pas beaucoup plus d’existence qu’une ombre.
(à suivre) Aimée Saint-Laurent © Nouvelles d'ici et d'ailleurs, de maintenant et de toujours