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Professeure agrégée honoraire, Docteure de l'Université de Rouen, Qualifiée aux fonctions de maître de conférences, Chercheure en sciences humaines indépendante, poète à ses heures

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Billet de blog 20 juin 2023

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Escale à Djibouti (à la mémoire de mon frère François) Episode 8

Mais le temps traînait en longueur. Il se retrouvait toujours entre ces quatre murs. Il n’en voyait pas le bout. Il avait aussi été décidé, en haut lieu, que puisque le jeune-homme ne pouvait pas servir sous les armes comme les autres, on tirerait parti de son expérience de jeune instituteur

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Escale à Djibouti (à la mémoire de mon frère François) Episode 8

Mais le temps traînait en longueur. Il se retrouvait toujours entre ces quatre murs. Il n’en voyait pas le bout. Il avait aussi été décidé, en haut lieu, que puisque le jeune-homme ne pouvait pas servir sous les armes comme les autres, on tirerait parti de son expérience de jeune instituteur pour lui faire donner, une fois par semaine, le lundi, à raison d’une heure, une leçon de français aux recrues locales. La première leçon avait été ajournée car une corvée avait été imposée à l’infortuné répétiteur à ce moment précis. Deux jours après, quelqu’un s’avisa de lui demander pourquoi il n’avait pas donné la deuxième leçon (celle qui était théoriquement prévue pour la semaine suivante) sans l’avoir prévenu qu’elle était à donner ce jour-là et alors que l’après-midi en question, on l’avait envoyé s’occuper des poubelles… Qui cherchait à le faire tourner en bourrique ? Jamais ensuite les cours ne furent de nouveau mentionnés… Quel intérêt y aurait-il eu à ce que les recrues locales comprennent mieux le français ? Il était plus facile de les impressionner et de les faire obéir dans un idiome que ces jeunes Africains ne connaissaient pas et qui avait, sur leur propre territoire, remplacé leur langue ancestrale. En haut lieu, on affirmait cependant que le Commandant d’unité du jeune-homme lui avait « confié occasionnellement la responsabilité des cours d’instruction générale aux jeunes recrues, tâche fort passionnante correspondant à ses capacités d’enseignant », ainsi que l’avait déclaré le Lieutenant-Colonel du 5e R.I.A.O.M. dans sa réponse écrite au père du jeune-homme inquiet pour la santé de son fils. Le Lieutenant-Colonel avait l’art de temporiser et le sens de la langue, de ces belles formules hypocrites qui, sous un discours distingué et cultivé, digne de confiance, dissimulent la réalité sordide en donnant à l’interlocuteur toutes les garanties qu’il attend.

Un beau jour, le jeune-homme décida de prétexter un mal de tête pour être admis à l’infirmerie du camp. C’était jeudi, et il savait que le jeudi le major montait de Djibouti pour sa visite à l’infirmerie. Il voulait se rappeler à son bon souvenir et obtenir des nouvelles de son dossier « en souffrance », on ne croit pas si bien dire. Si encore on lui avait parlé des environs d’une date pour son retour en France, il verrait le jour au bout du tunnel et s’armerait de patience. Mais non, il était comme un pantin qui attend le bon vouloir des uns ou des autres pour avoir le droit d’espérer bouger, faire quelque chose d’utile ou d’intéressant, se croire libre, croire être un être humain. Il se sentait devenu le souffre-douleur de messieurs cousus de galons.

Il eut simplement droit à une leçon de morale. Le Major lui reprocha de causer à ses parents des tracas inutiles que la distance ne faisait qu’aggraver, et de ne pas s’accrocher avec suffisamment de volonté. Il répéta que son dossier avait bel et bien été établi et transmis dès le début du mois de juillet… on savait ici ce que l’on avait à faire mais il lui fit remarquer, avec un sourire ironique en coin, que… eh bien… la machine administrative… mon Dieu !... avait besoin de temps pour se mouvoir… qu’il serait… c’était certain… rapatrié…mais que… bien évidemment… cela allait prendre un certain temps et même un temps certain… L’arme psychologique, pour culpabiliser et faire taire celui à qui l’on parle, tout en affirmant son pouvoir.

La mi-août était déjà dépassée, le jeune-homme était payé pour le savoir. Il y avait un mois et demi que l’affaire était au point mort. Il serait donc encore obligé d’attendre. D’attendre jusqu’à la fin des temps peut-être. Un an lui paraissait une durée incommensurable. Un an à perdre son temps, à ne rien voir, ne rien apprendre. Un an à tourner en rond. Un an de cage. Sa sympathie pour les bêtes du désert emprisonnées qu’il avait rencontrées allait croissant. Il songea aux gazelles de la caserne de Djibouti, au petit guépard d’Arta.

Le Major demanda aussi au jeune-homme s’il n’en faisait pas un peu exprès de ne pas donner ces fameux cours de français aux recrues locales, s’il n’y mettait pas un peu de bonne volonté. C’était un comble ! Non seulement on ne le tenait pas au courant de la date à laquelle ces cours devaient avoir lieu, mais on l’accusait de s’y soustraire ! Une vague de découragement submergea le jeune-homme qui ne pouvait prouver sa bonne foi. Comment l’aurait-il pu ? Décidément, le sadisme de ces êtres, exalté par leur jeu de cache-cache derrière le règlement tout-puissant, relevait de la pathologie. Que dire à quelqu’un qui, en fonction de son rang, toute honnêteté bue, a nécessairement raison et profite du rapport de force en sa faveur pour réduire l’autre au silence ?

Il aurait voulu hurler aux oreilles du Major qu’il avait été volontaire pour venir ici, qu’il n’avait pas demandé à passer un examen médical dès le quatrième jour de son arrivée, on lui avait ordonné cette consultation. On l’avait réformé sans qu’il demande quoi que ce soit.

A quoi bon ? Il aurait eu à subir d’autres vexations, on lui aurait infligé d’autres corvées, ou une peine de prison, le « trou ».

Il se contrôla et subit l’affront sans sourciller, ravalant avec sa salive son indignation et son dégoût devant ce qu’était devenu cet homme après des années d’Armée, un robot en treillis, programmé pour ne respecter qu’une valeur : la stricte discipline de la marche au pas, pour n’entendre qu’une musique, celle des fanfares. A l’Armée, quand on est simple soldat de deuxième classe, il est interdit de penser, interdit de réfléchir, interdit même d’avoir un avis. Il faut seulement exécuter les ordres, sans discuter et sans se poser de questions puisque les autres pensent pour vous.

L’entrevue avec le Major ne fut pas faite pour rassurer le jeune-homme. On ne pouvait pas s’entendre avec un bloc de béton, on ne l’avait jamais pu, on ne le pourrait jamais. Pourquoi sa famille, puis l’école un tant soit peu, lui avaient-ils enseigné à être intelligent ? Pour oublier de l’être toute une année durant ? Et se soumettre aux règlements et à l’inertie de la bureaucratie ? Pour devenir ce pantin entre des mains inconnues, ce nom sans visage et ce numéro sur des circulaires administratives ? Intelligent ne servait à rien, c’est rusé qu’il fallait être !

(à suivre) Aimée Saint-Laurent © Nouvelles d'ici et d'ailleurs, de maintenant et de toujours 

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