Escale à Djibouti (à la mémoire de mon frère François) Avant-dernier épisode
C’était donc de cette façon-là que son pays avait besoin de lui en cas de conflit armé ? Il serait juste bon à servir, comme tant de millions d’autres, de chair à canon, malgré sa faculté de penser, avec clairvoyance, de juger, avec discernement, de s’émouvoir, avec humanité ? A servir de faire-valoir ensuite pour que de respectables messieurs en place, couverts de décorations obtenues par faveur, puissent se montrer au bon peuple rendant hommage aux chers disparus ?
Il se sentit infiniment petit, infiniment perdu sur cette immense planète qui avait transporté dans sa ronde mille fois millénaire tant de millions d’êtres humains, tant de millions d’opprimés surtout, à jamais muets. Il se sentit microscopique et totalement dérisoire. Il se sentit comme aphasique, inaudible, bâillonné pour tout dire, par les forces intraitables de la bêtise humaine organisée, liée à la vanité.
Pourtant, le 9 août, Madame D. avait déjà obtenu, par le biais de ses relations, l’assurance que la commission de réforme s’était réunie et avait statué, ce que confirmait la lettre, déjà citée, du Lieutenant-Colonel écrite le 12 août, mais postée le 18 seulement - il n’y avait pas urgence, voyons – affirmant que le « Bureau Transport » du Corps s’occupait « activement », selon ses propres mots, du rapatriement du jeune-homme. On s’étonne après cela que les mots se colorent d’un sens contraire. Madame D. disait, pour sa part, faire des pieds et des mains pour que le dossier soit placé « sur le dessus du panier ».
Le jeune-homme ne savait rien. Il ne savait pas qu’il lui restait maintenant seulement onze jours à attendre. Cette vie avait duré presque deux mois. Deux mois pendant lesquels l’absurde ne le disputait qu’à l’incohérence et l’incohérence à l’absurde. C’était à devenir fou. Qui prenait ainsi plaisir à jouer avec le temps de sa vie, ce temps qui n’appartenait qu’à lui ?
Enfin, le 28 août, sans autre forme de procès, on lui fit savoir qu’il devait redescendre à Djibouti pour s’occuper de ses papiers et remplir sa fiche d’embarquement. Il fit le trajet avec la « liaison » d’Arta, sans trop y croire. Par « liaison », on entendait ce fourgon qui descendait tous les jours à Djibouti pour l’approvisionnement et remontait au camp avec notamment la glace et le courrier. Il convoyait aussi les malades jusqu’à l’hôpital et les y reprenait dès leur sortie.
Cette fois, il connaissait le programme. Il décollerait le 31 à 4 heures du matin à bord d’un D.C.6 quadrimoteur militaire qui atterrirait, après escales selon toute vraisemblance, sur la base militaire d’Evreux. Tout laissait supposer que les escales se feraient au Caire, puis à Rome, dont il ne verrait pas la couleur.
Il écrivit une courte lettre à ses parents pour les avertir. N’y avait-il, pour exprimer sa joie du retour proche, pas de mots assez forts à sa disposition ? Ou sa joie avait-elle été trop ternie par ce qu’il venait d’endurer ? Sa lettre fut laconique. Il avait hâte d’oublier ce qui resterait pour lui un très mauvais souvenir, une aventure kafkaïenne. Ces deux mois, si dérisoires sur la gigantesque échelle du Temps objectif, mais si précieux au regard de la durée d’une vie humaine, couronnaient par leur vacuité cinq autres mois qui s’étaient comme rétrospectivement vidés de sens, eux aussi. C’était comme une trahison. Une trahison des hommes, une trahison de son pays.
(à suivre) Aimée Saint-Laurent © Nouvelles d'ici et d'ailleurs, de maintenant et de toujours
Recommander (2)Recommander (2)