Escale à Djibouti (à la mémoire de mon frère François) FIN
Ce qu’il ne savait pas, c’est qu’il resterait marqué au plus profond de son être par l’expérience qu’il venait de vivre, de l’ineptie et de la mauvaise volonté des hommes, incapables de sollicitude, incapables de préférer à l’intransigeance des mots sur le papier la dignité humaine, incapables même de respecter leur parole.
Ce qu’il ne savait pas, c’est qu’il venait de franchir la première limite d’un désespoir qui le conduirait aux limites de ce qu’un être sensible et intelligent peut supporter face à la solidité de la bêtise humaine. Un désespoir qui le conduirait à l’anéantissement, délibérément choisi, voulu, total.
Petit frère, quelques jours avant ta mort, tu me demandas à mots couverts, au téléphone, de témoigner pour toi de l’ignominie des hommes pour qui les autres hommes ne sont que des objets soumis à leur pouvoir et qui profitent de leur toute petite place un peu plus près du soleil pour mieux jeter dans l’ombre les plus faibles qu’eux, ceux qu’ils peuvent harceler, sans en avoir l’air, en toute impunité ; quelquefois seulement au moyen de mots.
Ce qui se passe au grand jour, loin de l’Europe ou de la zone d’influence occidentale, et qui mobilise l’énergie de quelques hommes de bien, se passe aussi de manière plus insidieuse et plus perverse au sein de nos « pays modèles », que l’on croit immunisés contre l’arbitraire et le totalitarisme. Tout le monde le sait, très peu le disent.
Je l’ai dit, avec infiniment de solidarité pour ceux qui, de même que toi, ont subi ce qui leur a semblé la torture, sans pouvoir se révolter, sans oser se rebeller, parce qu’on ne remet pas en question le Système, établi pour le bien de tous collectivement, paraît-il, même quand il avance comme un rouleau compresseur sur les individus, parce qu’on ne remet pas en cause les mots sur le papier, même si le temps qui emporte toutes choses et la réalité mouvante comme une anguille, en a effacé le sens primitif et la raison d’être.
Etre homme, c’est pourtant être d’abord un individu, dans toute la grandeur du refus de la rigidité des choses établies, fussent-elles écrites. On sait comment et par qui les décisions sont prises.
1972-1995-2023
Aimée Saint-Laurent © Nouvelles d'ici et d'ailleurs, de maintenant et de toujours