« Béni sois-Tu
Toi qui m’as élue, entre toutes les femmes
Pour T’aimer
Toi qui m’as défaite
Par Tes mots » Karine Tuil (KADDISH POUR UN AMOUR)
Ton ombre
Bien sûr, tu as quitté notre maison, mais ton ombre s’y est attardée en chaque endroit, la grange, la laiterie, les écuries, chaque mur de cette vieille masure, chaque arbre, chaque brin d’herbe, chaque chemin alentour, de même que les vêtements s’accrochent dans les ronces, s’y déchirent et abandonnent ici et là des lambeaux d’oripeaux épars.
Tout de Toi est là, tel que je te voyais avant ton départ, tel que je t’ai connu pendant plus d’un demi-siècle, tel que tes chers parents t’ont aimé ici, tel que persiste le souvenir de Toi (avec ou sans moi), le souvenir de leur très cher fils, le gentleman-farmer, souvenir joyeux qu’ils ont emporté dans la tombe, pour l’éternité, apaisés de te savoir ici, près de moi qu’ils aimaient aussi, depuis mes seize ans.
Tu es loin, mais le paysage qui m’entoure est resté imprégné de plus de trente ans de ta présence, même intermittente, de ton sourire, de tes gestes, de tes paroles, de ta silhouette, de tes mots d’amour, de ton rire, de ton souffle, de ton être. Je vis parmi ces souvenirs de Toi, souvenirs vénérés. Je veux oublier tes mots de colère et de haine, je te les pardonne, ils ne venaient pas de Toi mais de Celui que des événements inattendus et une harengère de passage ont, dans ta solitude lointaine, transformé en monstrueux Démon.
Partout, je vois ton visage tant aimé, même vieilli, même flétri par le temps qui passe et le souci. Aucune autre femme sur terre ne t’aura aimé aussi fort, aussi longtemps, d’un amour aussi désintéressé, aussi sacralisé, aussi sincère, aussi profond. Personne ne peut ré-écrire notre passé à jamais inscrit dans l’Histoire du monde. Personne ne pourra arracher de mon âme cet amour indestructible, si bref fût-il dans ton cœur devenu volage, ton cœur désormais ravagé par l’erreur humaine qui nous guette tous, ton cœur soudain aigri par l’âge, ton cœur que je voudrais tant retrouver intact et bon comme celui de tes vingt ans rêveurs. Ce cœur pur d'autrefois que le destin te rendra peut-être.
Avec la nouvelle élue de tes pensées, tu revis ce que tu as déjà mille fois vécu avec moi, réplique sordide et fausse de nos sublimes extases. De ces amours ancillaires glauques de vase, il ne te restera aux derniers jours de ta vie que des regrets amers. Plût au ciel que dans ce nouveau lien tu trouves la paix ! Tu risques de la chercher en vain : ta mémoire fera remonter à la surface de ton âme les images englouties de notre étrange drame, de nos matins ensoleillés, des jours où tu me trouvais belle, beauté fragile qui va disparaissant, marquée par les années et les larmes. Beauté fugitive de femme dont, à ton bras, j’étais fière d’honorer ton existence, de te l’offrir à chaque moment partagé de notre bref séjour ici-bas. Nous formions le plus accompli des couples du monde. « Couple romantique », disait-on de nous.
Un jour, ta mémoire voudra effacer la vision d’une laide aventure, luxure que, par leurs manigances et leurs pièges sacrilèges, tes démons ont déguisée en miracle, en leurre. Ta mémoire t’ouvrira les yeux quand, une à une, se seront éteintes les factices lumières de ta nouvelle passion en ses premiers moments d’émoi. L’amour vrai ne se confond pas avec le subit désir du corps d’une inconnue, l’indécent plaisir, le paraître. Ce sont mirages évanescents. L’amour vrai est pierre précieuse à jamais sertie dans les marbres de l’Histoire, Rencontre éternisée par les légendes transmises de siècle en siècle par les poètes, les contes merveilleux qui font rêver tous les lecteurs, de génération en génération.
Même mort dans ton cœur d’aujourd’hui, notre amour vit à jamais à travers les vers de Virgile, le poète antique qui chanta la rencontre de Didon et Enée, à travers ceux d’Ovide qui célébra le couple des vieux Philémon et Baucis, à travers les lignes des poètes normands qui contèrent les malheurs de Tristan et Yseult, de Shakespeare qui s’émut en mots inoubliables de la tragédie de Roméo et Juliette, à travers les lettres d’Héloïse à Abélard, à travers les lais de Marie de France, la poésie de Louise Labé, d’Apollinaire, Baudelaire, Verlaine, et tant d’autres de tous les temps, tous les continents.
Notre amour vivra à jamais dans les phrases maladroites que je gribouille pour toi, consciente avec Flaubert que ma parole ressemble à un chaudron fêlé où je bats des mélodies à faire danser les ours quand je voudrais attendrir les étoiles.
23 janvier 2023 Aimée Saint-Laurent © Chants des noces