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Nicole Péruisset-Fache

Professeure agrégée honoraire, Docteure de l'Université de Rouen, Qualifiée aux fonctions de maître de conférences, Chercheure en sciences humaines indépendante, poète à ses heures

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Billet de blog 27 juin 2023

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Une hôtesse bien organisée (1)

Naviguant vers Saint-Pétersbourg, le bateau faisait halte, ce matin-là, à Svirstroï, escale technique était-il indiqué sur le journal de la croisière, avec possibilité de promenade libre dans le village pour les passagers qui le souhaitaient.

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 Une hôtesse bien organisée

Naviguant vers Saint-Pétersbourg, le bateau faisait halte, ce matin-là, à Svirstroï, escale technique était-il indiqué sur le journal de la croisière, avec possibilité de promenade libre dans le village pour les passagers qui le souhaitaient. Notre navire accosta en douceur au ponton et les voyageurs se préparèrent à descendre. Le temps était mitigé en ce milieu de matinée, la chaleur déjà lourde. Qu’allions-nous découvrir dans ce village signalé comme « cité ouvrière »? 

De chaque côté d’un chemin de terre couvert de poussière, défoncé à certains endroits par des nids de poule, de petites cahutes de planches fraîchement peintes, à  toiture de tôle ondulée, ouvraient leurs auvents, les unes après les autres, et laissaient voir toutes sortes de marchandises exhibées pour les touristes, souvenirs à rapporter pour offrir en cadeau ou, pour les fétichistes, à collectionner. Au milieu des boutiques, une « taverne », flambant neuve. Un étal avait été monté près du chemin menant au bateau, où des femmes attendaient le chaland derrière un assemblage hétéroclite de bocaux de conserves, de pots de confitures artisanales et de miel. Je choisis de suivre ce qui ressemblait plus à un chemin de terre bosselé qu’à une rue de village, ou alors à une rue de village dans l’œuvre de Marc Chagall.

Loin des boutiques, il n’y avait plus personne dehors, sinon deux ou trois gamins qui insistaient pour échanger des dessins ou des fleurs contre quelques roubles et qu’il fallait malheureusement éconduire un peu fermement pour ne pas être importuné plus longtemps. Je longeai un endroit boisé qui finalement s’avéra être une espèce de parc sauvage, un peu lugubre, autour de la statue de bronze d’un certain S. M. Kirov (1886-1934), représenté en bottes et uniforme de gradé de l’Armée rouge.  J’appris par la suite qu’ancien bolchevik, après avoir exercé des responsabilités nationales, il fut assassiné, selon toute vraisemblance sur ordre de Staline, à l’Institut Smolny de Saint-Pétersbourg, auparavant choisi par Lénine comme quartier général des bolcheviks en 1917. Je ne réussis pas à élucider pourquoi il y avait cette statue de lui ici ni pourquoi la rue, pompeusement baptisée Prospekt Kirova (Perspective Kirov), portait son nom. 

Tout près de là, de l’autre côté de la route, un camion de l’époque soviétique, sur lequel étaient dessinés des pains était stationné devant une maisonnette sans enseigne qui n’avait rien d’une boulangerie mais devait servir de dépôt de pain. Un peu plus loin, la route précaire sur laquelle je m’étais engagée, la « Perspective Kirov », rejoignait une route asphaltée, pourvue d’une ligne blanche, sur laquelle circulaient de rares véhicules. Des pavillons de plain-pied, plus ou moins tristes, plus ou moins retapés, s’échelonnaient le long de la route, entourés de jardinets ou de terrains vagues.

Sur la droite, je distinguai une petite clairière dans le sous-bois qui longeait la rive gauche du Svir, j’aperçus des fleurs multicolores où le rouge dominait, des couronnes déposées au pied d’un monument aux morts de 1941-1945, quelques pierres tombales, des monticules d’argile faisant office de sépultures et, entre les arbres, au loin, éclairées par le soleil du matin, la structure de l’écluse du Bas-Svir et son usine hydroélectrique.  Il régnait dans cette partie du village une atmosphère d’abandon, de lieu hors du temps, hors du monde. Comme si l’absurdité des guerres, des hommes, de l’Histoire, de la vie, avait pris corps dans le paysage et les pauvres témoignages du temps qui passe et ne revient pas, emportant dans sa course tout ce à quoi chacun croit, à quoi chacun tient, dérisoirement.

Puis, le long de la route, suivirent quelques villas plus cossues, si l’on peut dire. Sur la droite, une Maison de la Culture aux murs enduits de crépi rose pâle, copiée du style néo-palladien, porte close, sans âme qui vive, au fronton de laquelle on pouvait déchiffrer le mot « Club » en cyrillique. Sur la gauche, au numéro cinq de la Perspective Kirov, un bâtiment décrépit, aux grandes baies vitrées, vétustes et salies, où l’Européen de passage pouvait lire « Stella Artois» en alphabet latin sur une affichette publicitaire qu’un coup de vent ou de poing avait envoyée de guingois. La porte pleine, couverte de rouille ou de crasse, grande ouverte sur la rue, et le mot « Marchandises » inscrit en russe, en lettres majuscules sur la façade, pouvaient-ils inciter le passant à entrer pour acheter de quoi s’alimenter, se désaltérer ou noyer dans l’alcool de céréales ou de pommes-de-terre ses idées noires ?

A l’ombre des grands arbres, des flaques d’eau, laissées au milieu du chemin par l’orage de la veille. Au numéro trois, un débit de boisson, d’extérieur un peu plus reluisant que le magasin, avait été dénommé « Café-buvette », « café» comme en français, « buvette » en russe ; la porte de bois pleine était fermée par une barre, rien ne bougeait ni au-dedans, ni au-dehors. Au numéro un, une agence bancaire, imitant le style néo-palladien des résidences des tsars elle aussi, avec ses murs de façade rongés par une lèpre venue de l’humidité du sol ou de diverses infiltrations et, devant, un homme poussant son vélo sur lequel il a fixé la débroussailleuse à dos qu’il vient d’utiliser car il porte toujours le dossard de protection; à côté de l’homme, un chien qui erre par là. Chaque pavillon, entouré d’une clôture plus ou moins en état ou d’une palissade, d’un terrain vague et d’herbes folles. 

L’endroit que j’avais atteint avait tout l’air d’être la sortie du village. N’osant m’aventurer seule plus loin, je rebroussai chemin jusqu’à une bifurcation pour emprunter une autre voie et visiter un autre quartier du village. Je rencontrai des touristes que je reconnus, je les avais déjà croisés sur le bateau. Par courtoisie, j’engageai la conversation avec eux. 

( à suivre)    Aimée Saint-Laurent © Nouvelles d'ici et d'ailleurs, de maintenant et de toujours

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