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Nicole Péruisset-Fache

Professeure agrégée honoraire, Docteure de l'Université de Rouen, Qualifiée aux fonctions de maître de conférences, Chercheure en sciences humaines indépendante, poète à ses heures

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Billet de blog 28 juin 2023

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Une hôtesse bien organisée (FIN)

Par courtoisie, j’engageai la conversation avec eux. Leur étroitesse d’esprit d’anciens commerçants occidentaux aisés confortablement installés dans leurs préjugés m’apparut bientôt, et je ne fus que trop contente de vite pouvoir leur fausser compagnie pour aller de l’autre côté de la route

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Une hôtesse bien organisée (FIN)

N’osant m’aventurer seule plus loin, je rebroussai chemin jusqu’à une bifurcation pour emprunter une autre voie et visiter un autre quartier du village. Je rencontrai des touristes que je reconnus, je les avais déjà croisés sur le bateau. Par courtoisie, j’engageai la conversation avec eux. Leur étroitesse d’esprit d’anciens commerçants occidentaux aisés confortablement installés dans leurs préjugés m’apparut bientôt, et je ne fus que trop contente de vite pouvoir leur fausser compagnie pour aller de l’autre côté de la route, admirer de près un jardin coloré où  glaïeuls, lis, dahlias, héliotropes, marguerites, phlox, s’entremêlaient et rivalisaient de formes et de nuances, jetant une note de gaieté au milieu de la morosité ambiante.

A peine m’étais-je arrêtée pour m’émerveiller, et prendre une photo, qu’une jeune femme apparut sur le chemin d’accès à la maisonnette et me héla aimablement en anglais. Je lui demandai l’autorisation de prendre cette photo du joli jardin ; d’un geste, elle m’invita, m’incita, à la suivre et à entrer. Je refusai poliment, elle insista. Je la suivis alors de bonne grâce, de crainte de manquer, en tant qu’étrangère, à la civilité la plus élémentaire. Quelle ne fut pas ma surprise d’être accueillie à bras ouverts dans une maison où je trouvai déjà installés dans la salle-à-manger, assis dans les fauteuils et sur le canapé ou encore debout, qui un verre, qui une tasse dans une main, et des blinis ou un quartier de cornichon malossol dans l’autre, plusieurs  touristes de mon groupe ou que j’avais eu l’occasion de rencontrer lors des excursions. Pimpante, la maîtresse de maison, femme d’âge mûr à qui l’éclat de ses cheveux blonds noués en chignon sur la nuque et de ses yeux bleus, pétillants, avait conservé un air de jeunesse, était vêtue d’un tablier blanc à pois bleu ciel et roses, sur un corsage blanc à fleurs bleues,  et faisait les honneurs de sa maison, offrant à  qui voulait, thé, vodka et liqueur, zakouski, pâtes de fruits, crêpes, petits gâteaux et confitures confectionnés par ses soins et disposés sur la table, tout en donnant à loisir des explications en une langue où s’entrechoquaient le russe, l’anglais et le français. Elle voulait absolument que tous aient visité sa maison et déléguait aux hôtes arrivés en premier le soin de faire le tour du propriétaire avec les nouveaux arrivants.

Les pièces du pavillon étaient petites et claires, envahies de fleurs et de plantes vertes, de photos de famille, de meubles de contreplaqué ou de formica recouverts de tissus variés, ou de toiles cirées, le parquet aux lattes disjointes mal dissimulé sous le linoléum et les tapis de laine usagés. Les premiers arrivés avaient ainsi appris qu’à présent en retraite, le mari de l’hôtesse avait été pilote d’avion, que le couple résidait à Moscou mais venait passer l’été dans cette datcha. Le mari et le fils s’étaient éclipsés, me dit-on, juste avant que je n’arrive, et leurs chopes pleines de thé avaient été abandonnées telles quelles, sur la petite table de l’étroite cuisine proprette, encombrée d’appareils ménagers. Dans la chambre à coucher où l’énorme poêle cylindrique occupait une grande partie de l’espace, une photo représentant un portrait du mari en uniforme de pilote côtoyait, sur un guéridon, un vase kitsch rempli de nénuphars artificiels et un journal de pêche à la ligne. Dans la salle, des maquettes d’avions étaient exposées sur le dessus du buffet dont des étagères à vitrine permettaient de voir plusieurs services à thé de couleur et des verres pour les réceptions.

L’hôtesse bavardait, riait, chantait, dansait, expliquait tant bien que mal qu’elle recevait des visiteurs du monde entier, qui ensuite lui envoyaient des cartes postales pour la remercier de son accueil. Elle montra fièrement des courriers qui lui venaient du Canada, d’Australie, de Grande-Bretagne. Et à qui le lui demandait, Tatiana distribuait de petits papiers sur lesquels étaient dactylographiés, à la mode russe, son adresse d’abord puis son nom. Elle se laissait prendre en photo avec ses invités, je me laissai prendre à la mise en scène, enthousiasmée par un accueil aussi chaleureux, tant de bonne humeur et de convivialité inattendue. La maison continuait à se remplir quand l’un d’entre nous se leva pour prendre congé. Il était évident qu’il fallait laisser la place aux visiteurs suivants, que la fille de la maison continuait à introduire.

C’est à elle que je me heurtai dans l’étroit vestibule, alors que je voulais lui dire au-revoir. Incrédule, je l’entendis me dire que Tatiana, sa mère, serait contente que je la gratifie de quelques euros pour la dédommager de son hospitalité. Cinq euros seraient un minimum. Elle faisait la même demande aux autres visiteurs prêts à sortir. Mon enthousiasme retomba d’un seul coup. J’hésitai, furieuse non pas tant d’avoir à payer le petit verre de liqueur qu’on m’avait mis dans la main et auquel j’avais à peine touché (si près du petit-déjeuner, à dix heures et demie du matin !) que de m’être fait duper puis cherchai dans mon portefeuille et lâchai mes cinq euros, trop fière pour refuser de payer une hospitalité que l’on me marchandait en fin de compte.

Un peu plus tard, autour de moi, des compagnons de voyage tout aussi décontenancés trouvaient des excuses pour justifier la demande de Tatiana : après tout, elle s’était donné beaucoup de mal pour nous accueillir, elle avait dû passer des heures dans sa cuisine, ces gens-là n’étaient pas riches, il fallait les comprendre. J’étais d’un autre avis. Ce dont Tatiana avait fait montre, ce n’était pas de l’hospitalité mais du business. Pas riches ? Mais c’était leur résidence secondaire, leur maison de campagne, leur « datcha », que nous avions visitée, ils avaient un logement à Moscou. Et nous avions tous pris pour argent comptant l’amitié de Tatiana qui n’était que feinte, nous avions tous cru en la sincérité de son hospitalité qui n’était que commerce, illégal de surcroît.  Je comprends mieux aujourd’hui le regard glacé, contraint, et le sourire un peu figé de Tatiana sur la photo que quelqu’un a prise de nous deux. Elle sait bien qu’elle est en train de se livrer à une parodie d’hospitalité et que, ravie, je ne me suis encore rendu compte de rien.                                   Svirstroï, 2 août 2010 

Aimée Saint-Laurent © Nouvelles d'ici et d'ailleurs, de maintenant et de toujours

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