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Billet de blog 19 décembre 2025

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Haïti – 16 décembre 1990 : un espoir sacrifié

Le 16 décembre 1990, l'élection de Jean-Bertrand Aristide fit l'effet d'une bombe. En effet, aux yeux de Washington et des forces réactionnaires d'Haïti, l'ennemi public numéro 1 allait devenir président de la République. De grandes manifestations saluèrent l'événement. Tout semblait alors possible. Trente-cinq ans plus tard, le militant Jacques Charlemagne nous livre ici son point de vue.

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Haïti – 16 décembre 1990 : Un espoir sacrifié 

par Jacques Charlemagne, membre des organisations Efforts Solidarité pour Construire une Alternative Nationale et Populaire (ESCANP), Réseau des Organisations de la Zone Ouest (ROZO) et Renouveau Démocratique (RED).

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Le 16 décembre 1990 demeure une date hautement symbolique dans l’histoire politique d’Haïti. Ce jour-là, après plus de trente années de dictature, de répression et de fraudes électorales, la majorité du peuple haïtien porta au pouvoir Jean-Bertrand Aristide, prêtre de Saint-Jean Bosco, à travers une mobilisation populaire massive connue sous le nom d’Opération Lavalas.

Ce vote ne fut pas une simple élection. Il constitua un vote-sanction contre l’ancien système, un rejet massif de l’oligarchie prédatrice, de l’armée répressive et des politiques d’exclusion qui avaient toujours tenu la majorité à l’écart du jeu politique. Le peuple votait pour la justice, la transparence et la participation , avec l’espoir de « nettoyer le pays », au sens propre comme au sens figuré.

 L’accord FNCD – Lavalas : le premier test de vérité 

Dans le cadre de ces élections, le Front National pour le Changement et la Démocratie (FNCD) disposait déjà de son propre candidat, le professeur Victor Benoît. C’est à la suite d’un accord politique clair entre le FNCD et le mouvement Lavalas que le professeur Benoît retira sa candidature, permettant à Jean-Bertrand Aristide de devenir le candidat unique du Front, en raison de sa capacité à canaliser politiquement l’aspiration au changement.

L’accord stipulait clairement que, si le FNCD remportait les élections et devenait majoritaire au Parlement, l’ancien candidat du Front serait nommé Premier ministre, conformément à l’esprit de la Constitution de 1987.

Lavalas remporta les élections avec plus de 72 % des suffrages. Mais au lieu de consolider une expérience démocratique collective, cette victoire marqua le premier grand acte de trahison politique.

 Déclaration publique du président Aristide 

 « Nous sortons de l’Opération Lavalas, nous entrons désormais dans l'organisation Lavalas. » 

 Dixit Jean Bertrand Aristide " Nou te ale pran chapo legal nan FNCD" 

Il nomma René Préval Premier ministre, en violation directe de l’accord conclu avec le FNCD. Cet acte fragilisa très tôt le mouvement, brisa la confiance entre alliés et installa une logique de personnalisation du pouvoir.

Bien que le FNCD fût majoritaire au Parlement, aucune résistance institutionnelle réelle ne se manifesta. Lavalas mobilisait déjà les masses et exerçait une pression constante sur les institutions, dans un contexte où toute opposition pouvait être assimilée à une opposition « contre le peuple ». Ainsi, les lois, les accords et l’équilibre des pouvoirs furent sacrifiés sur l’autel de la popularité et du populisme.

Illustration 1
© UN Photo

 Les premiers mois du pouvoir : entre espoir et confrontation 

Durant les premiers mois, certaines mesures suscitèrent un réel espoir : 
– l’augmentation du salaire minimum ;
– un sentiment de sécurité progressivement rétabli ;
– un discours contre les privilèges et l’impunité.

Cependant, ces choix entrèrent en collision avec les intérêts de l’armée et des forces traditionnelles hostiles à tout changement réel. Lors de l’investiture du 7 février 1991, le président Aristide révoqua plusieurs généraux de l’état-major des Forces armées.

Cette décision, prise sans stratégie institutionnelle solide ni rapport de force favorable, activa l’ensemble des forces anti-changement, avec l’appui direct de l’impérialisme américain. Le coup d’État fut alors planifié, avec la complicité de la CIA, et aboutit le 30 septembre 1991.

 Coup d’État, sang et résistance 

Après le coup d’État, malgré leurs divergences avec Aristide, plusieurs secteurs politiques et populaires mirent leurs différends de côté pour s’engager dans la résistance contre la dictature militaire. Cette résistance coûta un prix humain inestimable : plus de 7 000 morts, des massacres, des assassinats, l’exil forcé et une répression impitoyable.

 1994 : le retour de Lavalas, mais la perte de son sens 

Le 15 octobre 1994, Lavalas revint au pouvoir, accompagné de plus de 5 000 soldats américains. Ce retour s’opéra en contradiction avec l’héritage de Charlemagne Péralte, figure historique de la lutte contre l’occupation américaine, dont la mémoire et le sens du combat furent une fois de plus sacrifiés. À partir de là, la lutte ne fut plus jamais la même.

Au lieu de servir à : 
– reconstruire l’État ;
– instaurer la bonne gouvernance ;
– renforcer les institutions,

ce retour fut marqué par :

– une corruption systémique ;
– des assassinats politiques ;
– la destruction des acquis populaires ;
- la privatisation des entreprises publiques au mépris de l'intérêt national ; 
– la personnalisation du pouvoir.

Lavalas liquida ainsi le rêve qu’il portait, consomma la trahison des sacrifices populaires et ouvrit la voie à la déchéance politique qui suivit.

 Aujourd’hui : les conséquences directes d’une trahison historique 

Ce que vit Haïti aujourd’hui n’est pas un accident. C’est le résultat direct d’une gestion du pouvoir sans vision d’État, sans politique publique viable, sans éthique et sans responsabilité historique, au cours des trente dernières années.

Lorsqu’un mouvement né pour libérer le peuple se transforme en machine de production de corruption, d’impunité et de médiocrité, il engendre inévitablement la situation actuelle : crises conjoncturelle et structurelle, un  pouvoir dégradé, une présidence sans dignité, un État capturé par des bandits, des trafiquants de drogue et des intérêts étrangers.

La question n’est pas de savoir qui a été président. La vraie question est la suivante : quel type de pouvoir avons-nous construit, au service de quels groupes et de quels intérêts ?
Force est de constater que l’ensemble des politiciens haïtiens n’ont poursuivi qu’un seul objectif : conquérir le pouvoir au nom du peuple pour ensuite défendre les intérêts des puissances étrangères contre Haïti. Ce sont des traîtres, des apatrides.

 16 décembre 1990 : une date non pas à célébrer, mais à méditer 

Le 16 décembre ne doit pas être uniquement une date de célébration. Il doit être un moment de réflexion collective, un rappel de la manière dont un espoir historique a été sacrifié par l’ambition personnelle, par la trahison, par l’absence de vision, par la soumission totale à l’impérialisme et par les pratiques d’une classe politique que le Conseil présidentiel de transition (CPT) et Lavalas continuent de reproduire jusqu’à aujourd’hui.

 Un appel à une alternative nationale 

Haïti n’a aujourd’hui besoin ni de discours creux ni du recyclage des mêmes politiciens corrompus qui ont sacrifié l’espoir et les rêves de tout un peuple depuis plusieurs décennies.

Haïti a besoin : 
– d’une nouvelle élite responsable, fondée sur la compétence, l’éthique et l’engagement ;
– d’un projet national clair, centré sur la souveraineté, la justice sociale et le développement endogène ;
– d’un engagement collectif pour briser le cycle du mensonge, de la manipulation, de la trahison et de la dépendance.

C’est sur cette voie, et uniquement sur celle-ci, que nous devons nous engager dès aujourd’hui pour reconstruire l’espoir du 16 décembre 1990 — non dans la démagogie, mais dans la vérité, la responsabilité et le courage politique. Il nous faut faire de la politique autrement, dans l’intérêt et le bien-être du peuple.

Une autre Haïti est possible.
Mais elle ne verra pas le jour sans une rupture claire avec l’héritage des trahisons.

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