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Billet de blog 6 septembre 2011

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Si toi aussi tu m'abandonnes...

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Il fait chaud. Très chaud. Dans la petite chambre. C’est un soir d’automne. Les arbres de l’avenue ont encore leurs feuilles. Rousses.

L’homme a une voix chaude. Basse. Les mots éclatent comme des bulles à la surface de l’air : « Il ne me restera plus rien. Plus rien au monde et plus personne ». La petite fille ne comprend pas tous les mots. Mais elle sait que c’est triste. Même si l’homme danse. Et il danse bougrement bien. Sur le lino. Evitant le petit poêle à mazout qui ronfle fort.

Elle aime être dans les bras de son père. Il sent bon la lavande. Il a de jolies mains. Elle aime surtout quand ils dansent tous deux. Comme ça. Sans que maman ne les surprenne. Elle se sent déjà grande. Importante. Puisqu’il ne chante que pour elle.

Cela ne ressemble pas aux scènes du soir. Où elle refuse de manger. D’avaler quoi que ce soit. Et où son père la prend aussi dans ses bras. Pour l’amuser cette fois. Pour l’étonner. De mille et un tours de son invention. Pour qu’elle ouvre enfin la bouche et que la cuillère de bouillie passe sans encombre.

Elle est souvent habillée de blanc et traîne derrière elle un vieux camion en bois. Elle est plutôt garçon. Les poupées l’exaspèrent. Avec leurs yeux morts. Et leurs cheveux louches.

Chaque après-midi, cette année-là, Papa la sort et l’emmène au Bois de Saint Cloud. C’est joli, il y a des fontaines, des arbres, des petites baraques avec de la barbe à papa rose et si sucrée. Que lui arrive-t-il ce soir-là ? Quand Maman la déshabille, elle dit très fort « Elle était très gentille la dame qui parlait avec Papa ». Et c’est le drame. Le vrai. Le fort. Les questions pressantes à l’enfant. Du coup, elle ne sait plus. Elle a vu ou elle n’a pas vu. Mais ils ont quoi ?

Il fait froid. Très froid ce soir-là. Maman l’a sortie du lit. Il faut se dépêcher. Elle est encore pieds nus quand elles arrivent à la porte de la cave. Dont elle déteste l’odeur. Que son imagination débordante peuple de rats, de serpents, de bêtes immondes. Maman pleure. Elle n’a même pas vu que la petite n’a que sa chemise de nuit blanche sur elle. Pas le temps. Il y a urgence. « Papa va se tuer ». A quatre ans, ce verbe-là n’existait pas. Mais elle sent le danger. Il faut descendre. Vite. « Il va se pendre ». Elles sont arrivées dans la première cave. Papa est juste là. Assis. La tête entre les mains. Bien vivant.

Il fait soleil et c’est printemps. On attend le jus d’orange. Celui qu’il lui monte chaque matin pour les vitamines. Elle est maigrichonne pour ses cinq ans. Mais ce matin-là, on l’attend tellement que Maman s’impatiente. « Il est où encore ? » La petite fille n’aime pas ce ton-là. Il est précurseur d’orages. Il y a de l’électricité dans l’air. Maman ouvre la porte de l’appartement sans s’occuper d’elle. Elle descend un étage. Pousse une porte. Et ce sont des hurlements. Papa avec une autre femme. « Je la prends et tu ne la reverras plus ». Elle se blottit un peu plus dans la petite entrée. Elle ne veut pas partir.

C’est l’été. Le soleil chauffe. Elle a fini sa première année d’école. Elle entre en sautillant dans la salle à manger. Papa est là. Mais ce n’est pas Papa. C’est un homme qui pleure. Abandonné. Tout à son chagrin. Les coudes sur la toile cirée. Le visage dans les mains. Il ne l’a pas entendue venir. La petite fille ne comprend pas. Lui, le solide, l’homme, l’arbre, le « debout ». Il est assis. Brisé. Maman rentre dans la pièce : « Ta grand-mère est morte » « Oui, la maman de ton papa. Tu sais bien, nous sommes allés la voir à l’hôpital tous ensemble ». Ce qu’elle sait juste c’est qu’il a mal car elle ne l’avait jamais vu comme ça.

Ce soir-là, ils ont quitté l’arrière boutique plus tard. Maman est fatiguée. Elle est malade. En arrivant à l’étage, la petite fille voit le sang. On appelle le chirurgien. Elle doit être opérée. Papa aussi est malade. On ne sait pas de quoi. L’estomac, peut-être. Elle a regardé sur le gros dictionnaire. Il faut du repos. Qu’ils se reposent tous deux. Deux mois de vacances forcées. « La Louise » est pleine à craquer, alors ils vont à l’hôtel juste à côté : « Le Clos Fleuri ». Il n’y a pas d’eau courante. Elle peut encore se souvenir de l’odeur de l’eau après la toilette du matin. Mais il y a la rivière. Où l’on peut se baigner. Avec les autres enfants. Cela ressemble enfin à un vrai morceau d’enfance. A la rentrée, ce sera pension.

Cet été-là n’est pas comme les autres. Elle est une jeune fille amoureuse. Son école est proche du Luxembourg. Les cours finissent plus tôt. Pourquoi ne pas marcher et retrouver Papa aux Halles. Dans son café habituel « Le Manteau Bleu ». Elle l’a souvent accompagné mais jamais surpris. La surprise sera pour elle. Il ne l’a pas vu tout de suite. Qui est cette femme rousse à son bras ? Quand ils se retournent tous deux, elle a déjà pris la porte. Le soir, elle va boire. Pour la première fois, elle va boire et pleurer. Même si la meilleure amie appelée d’urgence tempête qu’il ne faut pas juger. Elle a mal à tout. A son enfance bousillée par leurs querelles. A leurs chantages successifs. A ces parfums de femmes auxquels Papa ne résiste pas.

C’est Pâques. Elle a fini par épouser son bien-aîmé. Et ils attendent calmement à « La Louise » l’arrivée des parents. Qui tardent. Le retard s’accompagne de la plus mauvaise humeur. « La tête des mauvais jours » : ça, elle connaît depuis sa plus tendre enfance. Mais, lui, il ne sait pas. Son père est militaire et sa famille est très stricte. Pas bohème pour un rond. Elle, elle se méfie et elle a bien raison. Une fois les hommes couchés, Maman éclate : « J’ai tout découvert ». C’est bête un homme. Il avait caché le second ballotin de chocolats dans le coffre de la voiture. « C’est pour elle. Je le sais. Cela fait vingt ans que ça dure. Et elle n’est pas mariée. Méfie-toi ma fille, méfie-toi des femmes célibataires ». Les sanglots sortent. Ponctués de « Il va me quitter » ou « Il te parlera demain en t’emmenant à la gare ». Il n’a jamais parlé. Il ne l’a jamais quittée.

Depuis, elle a grandi. Depuis, elle a aimé. Depuis, elle a vécu le pire et le meilleur. Ainsi elle a compris.

Alors, juste à la fin de sa vie, quand son esprit n’était plus du tout clair. Et qu'il les appelait tour à tour. L’une ou l’autre. La rousse ou la brune. Là, la petite fille tenait les rennes. Tenait leurs vies. Et c’était toujours elle qui entrait dans la chambre de l’hôpital la première. Pour un moment d'amour unique et seul avec lui. Avant d’aller chercher Maman.

Liliane Langellier

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