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Billet de blog 17 mars 2012

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IMAGINEZ.... par Jules Roy (L'Express 26 octobre 1961)

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

 Si, un dimanche, vous êtes las des beaux quartiers, poussez jusqu’au rond-point de la Défense. Tournez à droite, le long de l’arche de béton du Parc des Expositions. Longez Courbevoie vers La Garenne-Colombes. A gauche, suivez une flèche qui indique la direction de Nanterre. Virez. Ralentissez. Ça en vaut la peine.

A dix minutes de l’Etoile, vous changerez de planète. Vous pénétrerez dans une sinistre banlieue de ville maudite. Sur des kilomètres, vous traverserez un sombre espace d’usines lépreuses et de terrains vagues où les orties défendent des bicoques demi en ruine et des taudis. Déjà vous vous demanderez quelles vertus sont nécessaires à vos concitoyens qui passent là leur vie entière.

Ralentissez encore si vous ne pouvez pas vous arrêter. Cet été, on avait déjà du mal à y avancer entre les ruisseaux de fange à la recherche d’une pente. Dans l’hiver précoce, on patauge dans la boue. A l’entrée d’un pauvre bistrot où grince une musique arabe, vous apercevrez peut-être une colombe dans une cage de bois peint, et, assis en silence autour des tables nues, des hommes au regard fixe. Car ce sont bien des hommes et non des bêtes. Ils habitent dans des caisses recouvertes de tôle et tapissées de bidons d’huile déchirés et écrasés. Dans la journée, ils fabriquent des voitures à la Régie Renault, chez Citroën ou chez Simca, ou, construisent des maisons. Pour les autres.

Imaginez que vous ayez perdu votre qualité d’homme ou de femme libre, votre citoyenneté et les droits qu’elle vous confère, et que vous soyez contraint, pour gagner votre pain et celui de votre famille restée en Algérie, d’aller dans un pays dont vous parlez mal la langue, où vous serez démunis d’à peu près tout et considérés, cela s’est vu bien avant l’insurrection, comme des parias. Imaginez que ce pays étranger soit la France, que vous y résidiez avec la disproportion scandaleuse et douloureuse du bonheur et de la richesse des autres par rapport à votre condition. Imaginez encore qu’en raison de préventions vraies ou fausses, vous subissiez méfiance ou mépris et que, depuis les évènements qui ont provoqué la guerre et après une longue suite de règlements de comptes avec la police, vous soyez, à la moindre occasion, emballés, gardés, fouillés et molestés. Imaginez enfin qu’au cours d’une manifestation non violente à laquelle vous ayez pris part pour attirer l’attention de l’opinion sur votre sort, vous soyez, sous la menace des armes et des matraques, forcés de vous accroupir comme des chiens, à même le sol mouillé, comme l’a montré une photographie parue sur quatre colonnes dans le plus grand journal du soir, et brutalement parqués comme les Juifs sous l’occupation nazie.

Eh bien ! Demandez-vous alors si vous seriez capables de remercier chaque jour la France de vous avoir appris à lire et si vous souhaiteriez que votre patrie soit associée avec elle. Demandez-vous encore si, vous qui n’auriez plus rien à perdre, même pas une vie trop dure, vous ne seriez pas quelquefois tentés de mordre et si vous hésiteriez beaucoup à entrer dans les rangs d’une révolution qui vous promet une dignité humaine plus nécessaire que le pain.

Mais vous qui, après cette visite à Nanterre, regagnerez des quartiers où vivre n’est pas un déshonneur, vous vous direz peut-être que si le Christ devait revenir sur la terre, c’est en Algérie qu’il choisirait de naître.

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