Parce qu’il faut vous dire que je n’ai pas eu le temps d’avoir le temps. D’avoir mal à lui. Pourtant c’est avec moi qu’il est parti. Notre ultime complicité. Une larme sur son visage. Sa main dans ma main. Et puis l’absence. Totale. Irrémédiable. Irréversible.
Si je ne prends pas du temps sur mon temps, je ne grandirai jamais. Ai-je vraiment envie de grandir d’ailleurs ?
Mais je n’avais pas le temps. Elle me le phagocytait. Tout mon temps. Il fallait rentrer à « La Louise ». Il fallait lui annoncer. Le mieux possible. Pour éviter la casse. Sa fragilité de cardiaque ne lui aurait pas permis… un tel choc. Alors j’ai fait au mieux. J’ai collé ma peine au fond de mes poches, j’ai relevé le col de mon manteau et j’ai affronté.
C’était un samedi. Un 23 janvier. Il parait que dehors il faisait froid. C’était bien le cadet de mes soucis. Le 26 janvier, c’était son anniversaire à elle. Alors, on a remis la cérémonie au jour suivant. Je ne sais plus rien. J’étais en conduite automatique. Faire. Bien faire. Je venais de perdre le second homme de ma vie. Mais n’était-ce pas le premier ?
C’est sans doute pour cela que sa vie à lui me poursuit.
Quand il fait nuit pluie et brouillard comme ce matin, je pense à lui, prisonnier au camp de Trier en Allemagne. Il avait froid. Il avait faim. Il avait, de plus, refusé de travailler pour eux. Et un seul objectif en tête : s’évader. Ses copains mourraient. Comme des mouches. Dysenteries. Lui aussi il en souffrait. Mais il avait cette flamme de vie qu’aucun vent, même violent, ne peut éteindre : la rage. Il me l’a léguée. La rage de vivre et de combattre. Pour soi et pour les autres. Il a fini par réussir à regagner la maison, à sa troisième évasion.
Quand il est rentré, il s’est aperçu que de tous ses nombreux beaux-frères, il avait été le seul. A la faire. La guerre. Il a eu le temps de voir mourir son père. Le gaz ypérite ronge lentement mais sûrement. Il a du revoir le film de son enfance. Roubaix. La soupe où l’on fait la queue pour deux car on a déjà pris la place de ce père parti se battre pour la France. Et que Marthe est bien seule. Mais qu’ils seront bien deux à tout perdre et à être déplacés sur Paris. Quand il est rentré, très vite, il a eu deux femmes à s’occuper.
Quand une insomnie me tracasse. Vers trois heures du matin. Je pense à leurs débuts. Aux halles des fleurs la nuit. Zola n’était pas loin. Il ne devait pas faire chaud en solex. Malgré la canadienne. A traverser tout Paris pour se ravitailler. Et le retour ne devait pas être simple non plus avec toutes ces fleurs sur le porte bagage. Roulées dans une grosse étoffe verte. C’est pour ça qu’il a arrêté l’imprimerie. C’est plus exactement quand elle lui a annoncé qu’elle était enceinte. Ils étaient fous de joie. Cela, j’en suis bien sûre.
Que ne m’a-t-il raconté la cuite mémorable avec un oncle et un copain pour fêter l’arrivée de sa fille. Elle, elle régnait déjà. Dans sa jolie clinique. Avec le joli bébé. Les fleurs. Les sœurs. La famille. Plutôt que de demander « fille ou garçon », elle avait juste dit « il a bien tous ses membres ? » et enchaîné « Par prudence, je souhaiterais que le bébé soit ondoyé tout de suite » On n’est pas aveyronnaise et fille de sacristain pour rien ! C’est drôle de penser à la mort dans la joie d’une naissance. Elle a choisi le prénom. En souvenir de cette ouvrière, qui travaillait avec elle chez « Gaudron Aviation », et qui, enceinte, avait été tuée sous les bombardements. Cette petite ouvrière-là s’était jurée d’appeler sa fille « Liliane ». Mon arrivée sur terre, tant souhaitée, avec un mois d’avance, était déjà marquée de toutes ses peurs.
Je n’ai jamais connu ma mère qu’habillée de noir. Quand on a seize frères et sœurs, cela donne l’occasion de nombreux deuils.
Enfin, lui, il était comblé. Une fille ! Normal pour un homme à femmes. Je ne connais pas de femmes qui n'aient été charmées. Par sa virilité. Par la douceur de sa voix. Par la beauté de ses mains. Par ses yeux bleus malins. Par son humour sans égal. Je comprends mieux aujourd’hui ce qui m’agaçait hier.
Il a été le premier « papa poule ». Car c’est bien lui, qui, dans les heures creuses des après-midis de boutique, m’emmenait au bois en poussette. Saint Cloud surtout. La Lanterne. Parce que l’on dominait tout Paris. Où, avait-il tout simplement, pour éviter une scène supplémentaire, rayer le bois de Boulogne de sa carte de géographie personnelle ?
Je suis donc une enfant de La Lanterne. Ce qui explique sans doute pourquoi ma vie a été jalonnée de pourquoi. On a les Siècles des Lumières qu’on peut !
Il a du salement morfler quand sa mère à lui est partie. Sale mois de juillet. Et pas le temps d’être avec elle pour le dernier passage. Que ne me l’a-t-il raconté. Ce lit vide à son arrivée dans cet hôpital d’Issy-les-Moulineaux. Il me l’a tellement raconté que j’étais là quand il est passé. Pour elle aussi, d’ailleurs, j’en ai dormi au pied de son lit, dans la jolie maison de retraite.
En ce temps-là, il avait troqué son solex pour une 2 CV fourgonnette. Et c’est lui qui emmenait tous les mômes du quartier à la petite école Thérèse Martin. Papa poule, je vous dis.
Cela n’a pas du être rien quand il a fallu me coller en pension. Vue leur entente cordiale, les dîners ne devaient pas être folichons. Heureusement, il y avait la T.S.F. Les feuilletons, les nouvelles. Le tourne-disque avec Piaf et les grands opéras. Et puis il lisait beaucoup. Il était curieux de tout. Et « on ne la lui faisait pas ». Il savait s’informer. Aux bonnes sources.
Après il y a eu la révolte. A 17 ans, je découvrais la philosophie. Le monde m’appartenait. On m’avait enfin donné une grille de décryptage. Celle que j’attendais inconsciemment depuis si longtemps. Je me souviens de ma première vanne – qui fut suivie de bien d’autres – « Le Parisien Libéré est un journal de concierges et de bouchers ». Il en est resté muet de stupeur. Pour la toute première fois une femme se dressait devant lui. Une femme de son sang. Pour le contredire. Et ce n’était qu’un début car Nanterre ne m’a pas arrangée côté militantisme.
Quand j’ai arrêté mes études et jeté mes livres à la Seine (du pont de Saint Cloud), elle, elle a pleuré, mais je suis certaine que lui, il n’a pas été surpris. Je n’étais pas faite pour conjuguer un futur pépère. Pour être fonctionnaire. Entre deux accouchements. C’est sûr qu’il me voyait tout autrement.
Mais quand après trois jours de tests, la psy lui a déclaré que tous les résultats indiquaient un seul métier pour mon humble personne : journaliste. Là, il a éclaté : « Mais c’est un métier de putains ». Pas pour toutes, mon papa, pas pour toutes.
Alors il a bien fallu… Réorienter leur unique bourgeon. Maman a tenté une ultime et vaine phrase : « Tu ne veux pas intégrer l’EFAP, comme tes petites camarades de pensionnat ? » Je ne voulais pas être attachée de presse, je voulais être dans la presse. Nuance.
J’ai été très courtisée. J’avais de nombreux petits amis. Aucun ne lui plaisait. Aussi ce fut avec bonheur et soulagement qu’il apprit que j’étais tombée raide amoureuse d’un simple typographe. La tradition familiale se perpétuait. « Et puis, au moins, à celui-là, je pourrai lui parler. Nous nous comprendrons ».
La vie, c’est comme les trains, ça s’emballe parfois sans que l’on regarde. De ces années-là, je garde de lui un souvenir flou. J’étais toute à mon bonheur. Avec mon nouveau mari. Le nouvel homme de ma vie.
Nous n’étions même pas avec eux quand ils ont déménagé. « Pris leur retraite », comme on dit. Sauf que là, côté retraite, on peut dire que le mot prenait toute son acception. La maison familiale était jolie certes, mais dans un bled perdu. Lui qui, chaque matin refaisait le monde « Au manteau bleu » ou « Au chien qui fume », il s’est retrouvé à promener son chien. En grande rue. A 7 heures du soir. Sans rencontrer personne. La première fois, il était si révolté, qu’il m’a téléphoné : « Je ne tiendrai pas. Pas un chat. Le désert ! » Et puis il s’est habitué. Tout doucement. Il avait tiré la sonnette d’alarme. Et je veillais. Je savais ce qui le flattait : être habillé comme un jeune. Sortir avec son gendre voir les nouvelles rotos. « L’odeur de l’encre, ma fille, à nulle autre pareille ! »
Je me demandais comment illustrer cet article. Puis je me suis souvenue. De cet objet incongru. De ce petit miroir où il est en photo. Il a quoi ? Vingt berges ? C’était pour qui ? Car je sais qu’il y en a eu plusieurs exemplaires. Aucune importance. Car celui-là, il est pour moi.
Liliane Langellier