Foutue année que cette année-là…
Les gens appellent cela « la loi des séries ». On se demande bien pourquoi, d’ailleurs ? Quelles séries ? Les séries B ? La série noire ?
Elle se revoyait encore dans son bureau ce jeudi 2 octobre, quand Madame Lucette avait téléphoné : « Faudrait me dire quoi faire des clés de la maison et du chien… » Elle avait mis un certain temps à ordonner sa pensée. « Ben, vos parents, ils sont à l’hôpital tous les deux. Votre maman c’était urgent et elle ne voulait pas laisser son mari seul ainsi. »
Pour être urgent côté maternel, c’était urgent. Puisqu’elle avait du prendre la route à dix heures du soir après un appel du Service Réanimation. Paris / Dreux by night l’angoisse au ventre, malgré la copine embarquée in extremis. La pluie. La route mouillée. Puis enfin, le grand bâtiment éclairé à l’entrée de la ville.
Elle se souviendrait toujours : l’infirmière de garde faisait des réussites sur son ordinateur. Elle avait été aimable. Et avait appelé le médecin : « C’est un O.A.P. » avait-il asséné. Puis, devant son air hagard, il avait traduit : « Un œdème aigu du poumon ». « Et ??? » avait-elle osé. « Et bien on s’en occupe. Il faut la faire pisser pour évacuer l’eau »
Elle avait senti la chaleur monter à ses joues : »Ecoutez, j’ai perdu mon mari il y a six mois à peine, mon père est quelque part dans votre hosto, ce que je veux savoir c’est si elle va s’en sortir. Ou non. » Il avait aussitôt été plus doux. Plus aimable. « Rentrez vous reposer, voici un téléphone, vous pouvez appeler toutes les heures, je suis là… »
On n’oublie jamais les amis qui vous ont aidé en pareil délire. Un lit nous attendait chez Jean-Pierre et Domi, les photographes du bourg. « On n’allait pas te laisser dans ta grande maison froide à Chaudon…. »
Jeannette s’en était sortie. Et, en bonne fille aimante, elle s’était chargée de refiler elle-même sa feuille de route à son père. Histoire qu’il comprenne bien que les caprices n’étaient plus mais alors plus du tout de mise. Elle avait trouvé une jolie clinique de convalescence qui pouvait les héberger tous deux. Et chaque samedi matin, elle arrivait chez les photographes pour passer le week-end. Entre messe avec la belle-mère et hosto avec les parents. La totale, quoi !
Elle s’était donc échappée ce petit matin-là pour aller tôt au cimetière. Poser un cœur de fleurs sur le livre qui lui servait de tombe. Et c’est au moment de sortir, de fermer la grille toujours aussi grinçante, qu’elle avait craqué…. Juste le temps de s’appuyer au mur et de hoqueter en sanglots. Le cimetière était paré comme une mariée. Avec des fleurs à ne plus savoir qu’en faire. Elle se tenait contre l'un des piliers en briques de la grille. Le dos tourné aux champs. Le village était encore réfugié dans son brouillard matinal. Et c’est en se tournant qu’elle les avait vus. Dans le champ juste en face. Les chasseurs. Fusils baissés. Ils la regardaient. Aucun ne bougeait. Statufiés par ce chagrin qui explosait ainsi. Une jolie femme élégante en jodhpur et en bottes. Et qu’ils connaissaient tous. Vivait là, devant eux, sa première Toussaint de veuve.
Dernier regard aux têtes folles des chrysanthèmes, et elle démarra sa voiture….
« Pourquoi ont-ils de si grosses têtes ? », demanda la petite fille, alors que les vendeuses alignaient sur le trottoir devant la boutique les pots de trois couleurs : blancs, jaunes, violets… Et affichaient les prix selon le nombre de têtes. A l’époque, c’était simple : une seule sorte. Trois couleurs. Et plusieurs têtes, selon.
« Ils sont très mal coiffés : », déclara-t-elle, péremptoire. Juste au moment où son père lui faisait signe d’embarquer avec lui dans la camionnette. Direction : le cimetière de Boulogne.
Elle n’avait pas six ans. Mais elle n’aurait raté pour rien au monde cette cérémonie. Le gardien, obséquieux, les salua, alors qu’on lui glissait un billet dans la main. Il avança la grande remorque et aida au rangement de toutes ces têtes folles.
Puis commençait le pèlerinage…. Le cimetière était immense. Et Fernand débutait toujours sa tournée par la famille. Avec commentaires incorporés. Sauf un silence douloureux devant une tombe qui portait leur nom. Mais après il se rattrapait bien vite : « Tiens, ta tante Yvonne, quelle belle femme elle fut. Tous les hommes en étaient fous… » Ou encore, « Tiens, là, c’est Laurette (chrysanthème blanc), la sœur aînée de ta mère, qui est morte de consomption ! » Ce mot fascinait la petite fille. Juste après « morganatique ». Il avait sa place dans son petit panthéon personnel.
Et comme Jeannette était la dernière de 17 enfants, il y avait du monde à visiter. Une fois la remorque vide, Fernand passait toujours devant une tombe en jurant : « La tante Marie, cette vieille bourrique, elle a peut-être vécu riche mais elle n’est pas fleurie pour autant. »
Car c’était bien de cela dont il s’agissait. Les familles allaient venir. Et il y aurait concours de la plus belle tombe fleurie. On se devait de montrer. Et de se montrer.
« Combien de passages ? » demanda le gardien… « Une bonne dizaine, répondit Fernand. Cette année, ils ont bourse déliée. »
Elle n’en raterait aucun. Constatant que le sol de la camionnette s’était couvert d’un tapis de pétales. Et que les chrysanthèmes avaient bien une odeur. Celle de la tristesse des uns. Ou de la prétention des autres.
Heureusement tout cela ne durait guère plus de quatre jours. Les têtes folles disparaissaient alors avant de revenir l’année suivante. Et Jeannette, en fine météorologue, prédisait : « Si c’est pas malheureux, il va geler cette nuit ! »
Liliane Langellier