FAITS ET VALEURS
La place de la connaissance scientifique dans le débat public
Jacques TREINER
Université Pierre et Marie Curie et Sciences-Po Paris
Opinion et connaissance
L’équation est simple à poser : les étudiants d’aujourd’hui seront demain, les cadres. Les cadres décideront de l’évolution des sociétés. Or les questions de société où la science est impliquée vont en nombre croissant : nucléaire, OGM, nanosciences, ondes électromagnétiques, réchauffement climatique, autant d’exemples récents parmi d’autres où des décisions importantes doivent se fonder, pour une part tout au moins, sur une science souvent récente, non encore stabilisée, et nécessairement hors de portée des non spécialistes. Dès lors, quelle place attribuer à la connaissance dans le débat public ? Et puisque la science ne fournit pas de certitudes, mais des probabilités (éventuellement très proches de l’unité), quelle place donner à l’incertitude raisonnée, à l’incertitude fiable dans la décision ?
Tant que science et mise en oeuvre technologique des sciences étaient séparées par une distance temporelle de l’ordre d’une génération ou plus, d’une part les processus de stabilisation des connaissances pouvaient opérer, et d’autre part l’accommodement humain aux changements était pris en charge par les nouvelles générations – ou à la faveur violente et accélératrice des conflits mondiaux. Mais comment les nouvelles générations vont-elles gérer l’accélération temporelle des bouleversements d’origine scientifique ?
C’est dans ce contexte que l’on voit se développer un étonnant mouvement par lequel l’opinion tend à prendre le pas sur la connaissance, et tente même de l’orienter par des campagnes de masse, répercutées à l’infini par Internet. Avec l’apparition d’Internet, chacun peut faire entendre son opinion, qui peut ainsi être citée, répétée, vraie ou fausse, sensée ou ridicule, honnête ou malveillante. Internet a créé une galerie de miroirs où toute opinion, aussi grotesque soit-elle, peut être multipliée à l’infini.
L’opinion prenant le pas sur la connaissance, c’est la forme renouvelée de la logique par laquelle les promoteurs de la science prolétarienne condamnaient la génétique, car symboliquement conservatrice, ou par laquelle ceux de la science Nazi, identifiant physique faite par des juifs avec physique juive, interdisaient Einstein. Dans un remarquable ouvrage paru en France en février 2012, deux sociologues et historiens des sciences américains, Naomi Oreskès et Erik Conway, analysent la stratégie élaborée depuis les années 1960 par les cercles Américains les plus conservateurs, tant industriels qu’académiques, pour s’opposer à toute menace de régulation étatique : pour s’opposer à une politique que l’on réprouve, plutôt que de s’opposer de front aux résultats scientifiques qui pourraient la fonder, introduire du doute. Le doute artificiellement construit est le levier par lequel l’opinion tend à supplanter la connaissance.
La fabrique du doute
Le premier chantier, celui qui a permis de mettre la stratégie au point, a été celui du tabac. Une personne fume et développe un cancer du poumon. Comment prouver la relation de cause à effet ? Demeure un doute, n’est-ce pas, irréductible. Impossible de projeter telle quelle une étude épidémiologique sur un cas particulier. Dans une cour de justice, de nombreuses plaintes furent déboutées avant que la « conviction des jurés » finisse par l’emporter et condamne les fabricants de cigarette à de lourdes indemnités - pour publicité mensongère. L’enjeu était-il scientifique ? Aucunement. La documentation historique montre que les industriels ont connu très tôt les résultats des études épidémiologiques établissant clairement une relation statistique « dose-effet » concernant les effets du tabac sur la santé. L’enjeu ultime, au-delà de la défense d’un secteur économique, était la liberté de fumer, en tant que forme particulière de la liberté individuelle. L’un des opposants à la régulation du tabagisme passif écrivait : « Si nous ne délimitons pas de façon soigneuse le rôle du gouvernement comme régulateur [du danger] … il n’y aura en définitive pas de limite à ses possibilités de réguler nos vies ».
Fabriquer du doute, c’est ce à quoi les mêmes officines se sont consacrées à propos du tabagisme passif – contestant qu’il conduise aux mêmes effets que le tabagisme direct – des pluies acides – contestant qu’elles soient dues aux fumées des centrales thermiques – du trou d’ozone – contestant qu’il soit provoqué par les émissions anthropiques de certains gaz – du DDT – contestant le bienfondé de son interdiction et affirmant même que cette interdiction est responsable de millions de morts par paludisme – et du réchauffement climatique - contestant son origine anthropique et ses conséquences potentielles.
Attardons-nous un instant sur le cas du réchauffement climatique.
Considérons le paradoxe suivant : il n’y a pas de controverse sur la question climatique dans la communauté des climatologues, mais elle est présente dans la société et dans les media, et parfois de façon violente. Le réchauffement climatique et son origine anthropique sont des faits reconnus par les scientifiques du climat depuis au moins 30 ans. Chacun se souvient pourtant des polémiques déclenchées contre le Groupement Intergouvernemental pour l’Etude du Climat (GIEC) dans toute la presse internationale en décembre 2009, au moment de la réunion mondiale de Copenhague1 . Des sondages en France et aux Etats-Unis montrent qu’environ la moitié seulement de la population est convaincue de l’importance de la question pour le siècle qui vient et, en France, des scientifiques de renom ont mis en cause l’intégrité scientifique de toute la communauté des climatologues.
(1) Le GIEC, qui n’est pas un organisme de recherche, recense et présente au public l’état de la recherche mondiale sur le sujet. Il publie régulièrement trois rapports : sur les résultats scientifiques concernant le climat, sur les effets d’un réchauffement climatique sur la biosphère, sur les moyens pour s’y opposer. Les projets rapports sont prévus pour 2013-2014. Se reporter au site http://www.ipcc.ch
Ce décalage entre débat scientifique et débat public sur une même question constitue un paradoxe passionnant dont tout sociologue des sciences devrait s’emparer. Pourtant certains, qui privilégient les formes du débat public, résolvent le paradoxe en en supprimant l’un des termes : ils considèrent que la distinction classique entre Faits et Valeurs est devenue caduque, et que le retranchement de la science dans l’autonomie du laboratoire n’est plus qu’une chimère.
Le rappel de quelques caractéristiques du processus de la Découverte et de celui de l’Invention permet toutefois de déjouer les pièges du langage qui parsèment la tentative d’abolition de la distinction Faits/Valeurs, laquelle a pour toile de fond la distinction Nature/Culture. C’est par là que nous allons commencer.
L’ère anthropocène
La perception immédiate et intuitive du couple Nature/Culture peut se résumer ainsi : la Nature est une matrice offerte à tous, tandis que les cultures, créations de groupes humains tous différents, viennent se lover dans une Nature-réceptacle. Cette perception a été remise en cause récemment par Paul Crutzen qui propose de dénommer « ère anthropocène » l’ère entamée à partir des révolutions industrielles – disons depuis 150 ans. Par cette dénomination, ce prix Nobel de chimie 1995 pour ses travaux sur l’origine du « trou d’ozone » veut marquer le fait – nouveau dans l’histoire de la Terre – que les conditions physico-chimiques dans lesquelles l’humanité, et plus généralement la biosphère, se développent, sont le produit de l’activité humaine elle-même.
Il n’est pas étonnant que ce soit la découverte du « trou d’ozone » qui ait conduit Crutzen à cette proposition. On connait les dénominations par lesquelles les géologues périodisent les grands événements de l’histoire de la Terre et de la vie sur Terre (pour le Quaternaire : paléocène, éocène, oligocène, miocène, pliocène, pléistocène, holocène). La déplétion de la couche d’ozone a été la première manifestation de l’effet de l’activité humaine sur une donnée terrestre globale.
« Le temps du monde fini »
Paul Valéry, dans ses « Regards sur le monde », a exprimé cette perte de l’infini de façon extraordinairement ciselée, deux ans après le déclenchement de la Grande Crise :
Toute la terre habitable a été de nos jours reconnue, relevée, partagée entre des nations. L’ère des terrains vagues, des territoires libres, des lieux qui ne sont à personne, donc l’ère de libre expansion, est close. Plus de roc qui ne porte un drapeau ; plus de vides sur la carte ; plus de région hors des douanes et hors des lois ; […] Le temps du monde fini commence. […] Les parties d’un monde fini et connu se relient nécessairement entre elles de plus en plus. […] L’histoire était faite d’événements qui se pouvaient localiser. Chaque perturbation produite en un point du globe se développait comme dans un milieu illimité ; […] tout se passait à Tokyo comme si Berlin fût à l’infini. […] Ce temps touche à sa fin. […] Les effets des effets […] se font sentir presque instantanément à toute distance, reviennent aussitôt vers leurs causes, ne s’amortissent que dans l’imprévu. L’attente du calculateur est toujours trompée […] Aucun raisonnement économique n’est possible. Les plus experts se trompent ; le paradoxe règne […] dès que l’accident et le désordre dominent, le jeu savant ou inspiré devient indiscernable d’un jeu de hasard.
Depuis, la vision quotidienne de notre Terre depuis l’extérieur enracine symboliquement l’image mentale : depuis les premières photos de satellites dans les années 1960, chaque soir, le bulletin météorologique montre l’image finie de la Terre. Quoi de plus fort, aussi, que de contempler la photo de la Terre et la Lune depuis quelques millions de kilomètres ? Car c’est une chose de savoir que la Terre n’est pas infinie, c’en est une autre d’en avoir l’image directe. Les clichés envoyées par les sondes Voyager sont venus confirmer cette impression en l’accrochant à l’ensemble du système solaire.

Le système Terre-Lune vu depuis la sonde Voyager
Mais les preuves les plus fortes de la taille finie du système sont venues de la climatologie. Comment l’humanité est-elle capable de perturber une donnée globale de l’atmosphère ? En fait, les gaz à effet de serre se trouvent en très petite quantité dans l’atmosphère, qui est elle-même une enveloppe très ténue. Dès lors, l’utilisation massive des combustibles fossiles est susceptible d’augmenter significativement leur concentration. L’effet de serre naturel, dont l’ampleur est estimée à environ 30°C, se trouve ainsi renforcé par les activités humaines.

La Terre vue de l’espace : l’atmosphère est cette fine couche bleuâtre que l’on voit par la tranche
Les simulations numériques du climat à venir indiquent que si les émissions continuent au rythme actuel, l’augmentation de la température moyenne de la Terre d’ici la fin du siècle sera de l’ordre de 2 à 4°C (l’écart séparant une ère glaciaire d’une ère interglaciaire est typiquement de 5°C), l’augmentation étant plus forte aux hautes latitudes. Le climat à l’horizon 2030 est déjà joué : il dépend de ce que nous avons déjà émis dans l’atmosphère.
Faits et valeurs
Si l’activité humaine est capable de changer la nature, la distinction entre Faits (la nature) et Valeurs (les choix qui président à nos actions) n’est-elle pas caduque ?
Cette interrogation est renforcée chez certains par la constatation que sur ces sujets d’incidence globale, les scientifiques semblent incapables de se mettre d’accord sur les Faits. Poursuivons sur l’exemple concret de la « controverse médiatique » sur le climat.
Bruno Latour, dans son dernier livre Cogitamus, cite Claude Allègre qui, dans une tribune du Figaro Magazine, le 29 novembre 2009, explique : « Faire croire sur la base de vaticinations à un siècle de distance qu’il suffirait de réduire les émissions de gaz carbonique, c’est non seulement scandaleux, mais criminel. Ces gens ne sont scientifiquement pas sérieux ». B. Latour commente : « Comment voulez-vous maintenir la Démarcation [entre Faits et Valeurs (JT)] si un ancien ministre de la recherche, chercheur lui-même, multiplie les accusations contre d’autres scientifiques aussi calés que lui ? […] Tout cela fonctionnait tant qu’il n’y avait pas trop de dissidents chez les savants ».
Dans cette approche du débat, B. Latour prend donc le « débat public et médiatique » comme reflétant fidèlement le « débat scientifique ». Il ignore donc le paradoxe que je soulignais au début, à savoir qu’il n’y a pas de controverse dans le milieu scientifique sur l’origine anthropique du réchauffement climatique, alors que le débat fait rage dans les média. Ce tour de passe-passe, cette occultation, sont obtenus par une seule négligence : B. Latour fait comme si Claude Allègre, parce qu’il est scientifique, faisait partie de la communauté des climatologues. Or il n’en est rien.
Pourquoi est-ce important ?
« Débat » et « loi » : polymorphisme de la langue
Parce que les modalités de règlement des débats scientifiques sont très différents des modalités de règlement des débats de société où la science est impliquée.
Remarquons d’une part que les théories scientifiques n’ont quasiment pas d’incidence sociétale. La mécanique quantique est, semble-t-il, à l’origine d’un tiers du Produit National Brut, mais les concepts quantiques sont ignorés par 99,9…% de la population – et c’est normal. De même pour la relativité générale, qui est pourtant nécessaire au fonctionnement précis d’un banal GPS.
En revanche, la mise en oeuvre d’une technique est un acte social : l’exemple le plus éclatant est sans doute Internet, dont la mondialisation moderne dépend directement. On en a même vu récemment des effets politiques directs. La technique induit des changements de rapport entre les gens, ainsi que des changements de leurs rapports avec la nature.
D’autre part, tout débat scientifique se conclut par une stabilisation des connaissances, et par l’ouverture de questions de recherche nouvelles. Un débat de société, en revanche, ne nécessite aucune stabilisation de principe, car l’implantation d’une technique relève de choix que l’on peut toujours remettre en cause.
Les « lois » de la physique, quant à elles, ne se votent pas au Parlement.
Validation des connaissances scientifiques
On présente souvent la science à partir des accomplissements de ses héros : Galilée, Newton, Maxwell, Boltzmann, Einstein, Heisenberg, Fermi, Dirac, Feynman…, pour ne citer que des physiciens. Mais je devrais nommer Pasteur, ce héros type. Les figures de héros sont populaires, les anecdotes courent à leur sujet.
Pourtant la science ne fonctionne pas ainsi. Elle fonctionne à partir des institutions et des procédures de validation des énoncés scientifiques.
Les Académies ont été les premiers lieux que les scientifiques se sont donnés pour confronter leurs découvertes : l’Accademia dei Lincei (l’Académie des Lynx !) est créée en 1609, la Royal Academy en 1660, l’Académie des Sciences en 1666 etc.
Quant aux procédures, il s’agit de la libre circulation des résultats des travaux dans les lieux de science (revues spécialisées, conférences, colloques, séminaires), et l’évaluation par les pairs avant publication (peer review).
Une connaissance scientifique n’est reconnue comme telle que lorsqu’elle a passé avec succès les procédures de validation.
Il ne suffit donc pas qu’un scientifique reconnu s’exprime dans le Figaro Magazine pour que ce qu’il énonce soit reconnu comme ayant un statut scientifique. Claude Allègre n’a jamais publié un quelconque article de climatologie dans une revue scientifique à comité de lecture. Ce n’est pas plus compliqué que cela, et l’on s’étonne qu’un philosophe de formation, voire des journalistes, au lieu de rappeler ces règles simples, accroissent la confusion en prenant le débat médiatique pour un débat scientifique, ce qui est une façon de dissoudre le débat scientifique dans la sociologie.
Stabilisation des connaissances scientifiques : un exemple
Celui de l’histoire des idées sur l’âge de la Terre, en Occident.
Pendant longtemps, le récit biblique fut considéré comme historique. Plusieurs lettrés et savants, jusques et y compris Kepler et Newton, proposèrent de dater l’apparition (la création ?) de la Terre en remontant les générations dont la Bible donne la succession avec précision. C’est ainsi que Kepler propose 3993 AJC, James Ussher, un évêque anglican : le 23 octobre 4004 AJC, et Newton : 3998 AJC (ce dernier se servit de la précession des équinoxes pour dater l’expédition des Argonautes à la conquête de la Toison d’Or). Mais peu à peu, partant de certaines contradictions internes au texte lui-même, certains, comme Spinoza ou Galilée, suggèrent d’interpréter le récit biblique dans un sens métaphorique. Ainsi Spinoza, dans son Traité théologico-politique, est celui qui a exprimé avec le plus de clarté la nécessité d’interpréter le texte religieux. Il prend l’exemple de ces paroles de Moïse, Dieu est un feu. Spinoza s’interroge : Moïse a-t-il vraiment cru que Dieu était un feu ? Et il poursuit : comme « Moïse, en beaucoup d’endroits, enseigne très clairement que Dieu n’a aucune ressemblance avec les choses visibles qui sont dans les cieux, sur la terre ou dans l’eau, nous devons conclure que cette parole en particulier ou toutes celles du même genre doivent être entendues comme des métaphores », d’autant que le mot « feu » peut avoir un sens métaphorique. A propos des miracles, il dit : « Si l’Ecriture racontait la ruine d’un Etat à la manière des historiens politiques, cela ne remuerait en aucune façon la foule ; l’effet est très grand au contraire quand on dépeint ce qui est arrivé d’un style poétique… » Quel hommage à la poésie ! En somme, Spinoza propose de considérer la Bible comme un texte littéraire, qui comme tous les textes littéraires parle de la vie de ceux qui l’ont écrit…
Ce mouvement critique libéra l’imagination scientifique, de sorte que les savants se mirent à chercher dans les phénomènes naturels des chronomètres objectifs. Changement radical de la démarche, qui s’avéra extrêmement fructueux : la salinisation des océans, le refroidissement d’une Terre initialement chaude (Newton, Buffon, Fourier, Kelvin), le temps des dépôts sédimentaires, l’érosion des montagnes, l’évolution des espèces (Darwin, en conflit avec Kelvin), jusqu’à la datation par radioéléments (U-Pb, Rb-Sr, Pb-Pb) qui fournit dès 1955 un âge de 4,5 milliards d’années. L’âge des plus vieilles météorites, contemporaines de la formation du système solaire, est déterminé aujourd’hui à 4,5672 milliards d’années. Les travaux actuels portent sur la durée de la condensation du nuage initial (quelques dizaines de millions d’années). L’âge de la Terre est une connaissance stabilisée.
Origine de la stabilisation des connaissances
Qu’est-ce qu’une question scientifique ?
« Combien d’anges tiennent sur une tête d’épingle ? » On sait ce qu’est une épingle, et beaucoup d’oeuvres d’art nous ont permis de nous familiariser avec les anges. Mais est-ce une question scientifique ? On a bien le sentiment que la réponse est « non », mais pouvons-nous dire de façon précise pourquoi ?
Autre exemple. Si l’on verse un peu d’huile dans un verre contenant de l’eau, l’huile va former un film à sa surface (prendre de l’huile d’olive, pour la couleur). Si l’on verse un peu d’huile dans un verre contenant de l’alcool à brûler, elle va former un film au fond du verre. Partant de cette situation, imaginons qu’on rajoute de l’eau. Il est clair que si l’on rajoute au total beaucoup d’eau, on doit se retrouver dans la situation première, avec le film d’huile au dessus du liquide. Entre les deux, l’huile va donc remonter. Considérons alors la question : « Sous quelle forme l’huile va-t-elle remonter ? » Est-ce une question scientifique ? On a bien le sentiment que la réponse est « oui », mais pouvons-nous dire de façon précise pourquoi ?
Soyons pragmatiques. Dans le second cas, on peut tout simplement faire l’expérience. On verse lentement de l’eau dans le verre, et l’on observe ce qui se passe (faites-le, c’est très joli). Mais dans le premier cas, après avoir trouvé une aiguille, on aura du mal à trouver des anges pour faire l’expérience – ils sont à la vérité plus difficiles à trouver qu’une aiguille dans une botte de foin …
Critère, donc : une question est scientifique si, pour y répondre, il est possible de mettre en place un processus non verbal. En quoi une expérience est-elle un processus non verbal ? La préparation de l’expérience nécessite la langue naturelle, l’interprétation de l’expérience également, mais entre les deux se situe cet instant crucial, ce point singulier de l’activité scientifique où la nature s’exprime tandis que la parole humaine se tait. Une expérience est une question posée à la nature. Et elle répond dans son langage : un phénomène physique.
L’origine de la stabilisation des connaissances est là, dans l’unicité de la réponse de la nature à une question posée. Ce n’est pas évidemment pas le cas dans le champ social : il n’est que de voir la disparité des systèmes éducatifs dans des sociétés à niveau de vie voisins pour se persuader que les réponses à une question sociale donnée sont multiples.
Science et technique
On découvre un phénomène, on invente un objet technique. Cette distinction a même sa traduction muséographique. Lors de la création du Palais de la découverte, en 1937, Jean Perrin fixait sa mission ainsi : montrer des phénomènes, pas des objets.
Les exemples de couples découverte/invention sont légion : l’électromagnétisme et les réseaux électriques, la relativité générale et le GPS, la thermodynamique et le moteur à explosion, la théorie des nombres et les codes de carte bleu, la fission nucléaire, la bombe atomique et la centrale nucléaire.
Insistons sur ce dernier exemple, associé à des événements particulièrement dramatiques du 20ème siècle : la découverte de la fission nucléaire n’obéit qu’au désir irrépressible de connaissance. Il est clair qu’une bombe ou une centrale nucléaire obéissent à des cahiers des charges bien précis – et bien différents.
Découvrir, c’est chercher à comprendre les lois du monde, c’est recréer le monde par la pensée, c’est imaginer ce qui est.
Inventer, c’est répondre au cahier des charges d’une utilisation humaine, potentiellement changeante.
Le concept de techno-science, populaire chez certains sociologues, tend à abolir la distinction entre ces deux mouvements de la pensée et de l’action. Il est vrai que certains domaines, où découvertes et applications sont rapprochées, tendent à fonder ce point de vue, notamment lorsqu’apparaissent des pratiques liées aux brevets : prendre un brevet sur une connaissance met en défaut les procédures de validation rappelées plus haut, puisqu’elles introduisent du secret. On pense évidemment aux biotechnologies.
Mais il est essentiel de maintenir la distinction entre découverte et invention, plutôt que d’englober tout ce qui relève de la science en un bloc de techno-science.
Place de la connaissance dans le débat public
Revenons à notre question initiale concernant la distinction entre Faits et Valeurs, et à l’argument de B. Latour affirmant : « tout cela fonctionnait tant qu’il n’y avait pas trop de dissidents chez les savants ».
Au sens des critères de validation des connaissances scientifiques, il n’y a pas de dissidence chez les savants sur la question climatique. Tout simplement en vertu de ce que l’on pourrait s’amuser à formuler comme un théorème : « le réchauffement climatique est indépendant de l’opinion qu’on en a ». Evidemment, tout n’est pas éclairci : certaines choses sont bien comprises, comme l’origine anthropique du réchauffement ; d’autres sont moins bien comprises, comme le rôle des nuages. Mais il s’agit du déroulement normal de la science, qui n’a pas de rapport avec l’opération à résonance politique que constitue le « climato-scepticisme ».
Le bon déroulement d’un débat public ne peut avoir comme condition que la population acquiert la compréhension des éléments scientifiques en jeu : peu de scientifiques non climatologues connaissent même le fonctionnement précis de l’effet de serre. Mais il est essentiel de savoir identifier où se trouvent les sources scientifiques fiables. Ces sources sont celles qui fonctionnent suivant les procédures d’évaluation par les pairs. Celles qui s’occupent d’établir les Faits, indépendamment des Valeurs – autres que celles qui gouvernent le travail scientifique.
Pour autant, prendre connaissance de l’état des lieux de la connaissance scientifique dans un domaine qui peut avoir des implications sociales ne termine pas le débat de société : c’est en fait là qu’il devrait commencer. Dissoudre le débat social dans la connaissance relève d’un scientisme pas plus recommandable que le relativisme, lequel dissout la connaissance dans la controverse sociale, et prend la controverse scientifique comme une controverse sociale parmi d’autres, se réglant par rapports de force.
Un dernier exemple, dans le domaine de l’énergie : l’éolien. Il est indispensable, dans le cadre d’un débat public sur l’implantation d’éoliennes, d’avoir une idée de la puissance récupérable par m2 au sol, de savoir ce qu’est l’intermittence du vent, de connaitre les régimes de vents à l’échelle d’un pays ou d’un groupe de pays, de connaitre les capacités des réseaux électriques à absorber des sources fluctuantes etc. Mais cela ne dit pas de quelle manière développer l’éolien dans un contexte énergétique donné. L’impact des éoliennes sur les paysages, par exemple, est souvent dominant dans la réaction des populations à l’implantation des éoliennes, laquelle conduit au regroupement des éoliennes dans des zones dédiées, à leur implantation en mer plutôt que sur terre, ce qui à son tour engage des actions de recherche et développement etc.
CONCLUSION
Parmi le foisonnement d’informations de toutes sortes, les étudiants d’aujourd’hui ont dorénavant la rude tâche de reconnaitre où se trouve la connaissance et comment elle se produit. S’agissant de connaissances scientifiques, c’est l’une des missions des enseignants, des médiateurs et des communicateurs de toute sorte de les aider à s’y retrouver, en commençant par souligner en quoi le problème se pose. La culture scientifique, c’est peut-être cela : savoir reconnaitre les sources fiables, celle auxquelles nous pouvons décider d’accorder notre confiance. Cette confiance, sans laquelle l’espérance de faire société disparait, repose sur le respect d’un certain nombre de protocoles propres à la démarche scientifique, parmi lesquels la critique par les pairs est l’un des éléments essentiels. La confiance concerne les procédures, pas les énoncés. Les procédures ne garantissent pas contre l’erreur, mais l’histoire des sciences a montré qu’elles parviennent toujours, et assez rapidement, à les corriger lorsqu’il y en a. C’est en ce sens que les incertitudes propres à la science sont fiables. Douter s’apprend. Il est de bon ton dans certains cercles de mettre systématiquement en doute toute parole académique. Mais douter de tout ou tout croire, ainsi que le disait Poincaré, ce sont deux solutions également commodes, qui l'une et l'autre nous dispensent de réfléchir.
BIBLIOGRAPHIE
Bruno Latour, Cogitamus, Ed. La Découverte, 2010
Naomi Oreskès et Erik Conway, Les Marchands de Doute, Ed. Le Pommier, 2012.
Stéphane Foucart, Le populisme climatique, Ed. Denoël, 2010
Hubert Krivine, La Terre, des mythes au savoir, Ed. Cassini 2011
Jacques Treiner, Quel est l’âge de la Terre ? Col. Les petites pommes du savoir, Ed. Le Pommier, 2012
Texte publié sur internet le 29 avril 2016.
Cet article est paru dans le numéro de décembre 2011 de la revue "Le Célibataire".
Mentionné : ici