
Agrandissement : Illustration 1

La vague de soulèvements qui balaye l’Asie du Sud et l’Afrique ces derniers mois — du Népal au Maroc, en passant par l'Indonésie et Madagascar — n'est pas un phénomène isolé. Elle s'inscrit dans la lignée directe des mouvements de contestation de la jeunesse hyperconnectée qui ont secoué l'Asie, notamment à Hong Kong (2019), en Thaïlande (2020), et au Sri Lanka (2022). Nous assistons à une nouvelle itération de la contestation globale issue des dynamiques du Printemps arabe (2010-2011), d'Occupy Wall Street (2011) et des Indignés européens (2011-2012), mais cette fois orchestrée par la Génération Z (souvent désignée comme les Zoomers).
Ces « Printemps asiatiques » et leurs extensions africaines menacent désormais l'Indonésie et les Philippines, et mettent à l'épreuve les gouvernements au Maroc et à Madagascar. Si les contextes nationaux varient, l'analyse révèle trois dénominateurs communs cruciaux qui méritent d'être décryptés sous l'angle de la critique du capitalisme globalisé et de l’autoritarisme qui l’accompagne.
Les Enfants du Numérique face au Népotisme
Le premier point commun est le caractère intrinsèquement générationnel de ces mobilisations. La jeunesse, particulièrement la Génération Z (les personnes nées entre 1995 et 2010 ou 1997 et 2012 selon les définitions), constitue la plus grande part de la population dans ces pays. Ces jeunes, plus instruits que leurs aînés, sont pourtant confrontés à un marché du travail saturé, au chômage de masse et à un manque criant de perspectives économiques. Au Maroc, la jeunesse est particulièrement vulnérable, touchée par un taux de chômage endémique atteignant près de 50 % en milieu urbain. À Madagascar, le taux de chômage chez les 18-35 ans est d'environ 42 %.
Face à cette désillusion, la jeunesse exprime une demande de ruptures radicales avec les vieilles élites politiques. Un symbole fort de cette « Internationale » Gen Z a émergé : le drapeau pirate, le Jolly Roger, issu de la série animée japonaise One Piece. Ce logo, popularisé par les manifestants indonésiens et adopté par leurs homologues philippins et népalais, symbolise un équipage de pirates qui lutte pour la liberté. Il incarne le refus d'être dirigé par des « vieux chefs » et la volonté d’une organisation horizontale et citoyenne.
Contre le Capitalisme de Clan et le Pillage
Le moteur principal de ces révoltes est la colère contre la corruption endémique, le népotisme et les inégalités insupportables. Ces mouvements dénoncent l'accaparement du pouvoir par des clans et des dynasties, ainsi que la consolidation de la richesse par des élites politiques déconnectées.
Au Népal, pourtant dirigé par des « maoistes » reconvertis en businessmen, cette indignation a cristallisé autour des « nepo kids » — les enfants de politiciens qui paradent avec leur richesse extravagante sur les réseaux sociaux, symboles d'un système où les opportunités sont réservées aux réseaux familiaux et loyalistes du parti au pouvoir. L'image d'un fils de ministre posant avec une montagne de boîtes de marques de luxe est rapidement devenue un symbole d'injustice dans le deuxième pays le plus pauvre d'Asie du Sud.
En Indonésie, l'étincelle fut l'indignation suscitée par l'octroi d'indemnités de logement aux parlementaires d'un montant dix fois supérieur au salaire minimum. Au Maroc, la jeunesse a dénoncé les priorités « mal placées » du gouvernement. Les manifestants établissent un lien direct entre le système de santé défaillant et l'investissement massif de l'État (plus de 5 milliards de dollars) dans la construction et la rénovation de stades pour la Coupe du Monde de la FIFA 2030, aux dépens des hôpitaux et de l'éducation.
Le cas de Madagascar met en lumière la dimension du pillage des richesses publiques par les élites locales et les multinationales étrangères. Bien que l'île regorge de vastes réserves minières (nickel, or, cobalt, titane, etc.) estimées à près de 800 milliards de dollars, 80 % de la population vit sous le seuil international de pauvreté. Ces ressources sont exploitées par des entreprises étrangères, telles que l'australienne Base Resources/Energy Fuels et la multinationale anglo-australienne Rio Tinto (via QMM). Ces investissements sont fortement contestés en raison de leurs graves impacts environnementaux et sociaux, nourrissant la colère contre les élites corrompues.
Le Couteau à Double Tranchant du Numérique
Un autre point commun essentiel est l'utilisation intensive et sophistiquée des médias sociaux pour l'organisation et la mobilisation. Ces plateformes permettent aux jeunes de partager des expériences d'injustice, de forger des identités de groupe et d'amplifier la colère collective.
Alors que les manifestations passées étaient souvent organisées par des partis politiques ou des syndicats, les mouvements actuels sont « sans leaders » et se propagent principalement via des plateformes en ligne. Au Népal, les jeunes se sont organisés sur Discord après que le gouvernement a tenté de bloquer 26 plateformes numériques (comme Facebook et X/Twitter). Discord, une plateforme de chat populaire parmi les gamers, a été utilisée par des milliers de manifestants pour discuter des prochaines étapes. Au Maroc, le collectif « GENZ212 » s'est organisé sur Discord, qui comptait plus de 120 000 membres quelques jours après son lancement.
La technologie a permis aux jeunes activistes d'échanger des connaissances tactiques au-delà des frontières. La tactique du « be water » (sois comme l'eau), inspirée de la philosophie de Bruce Lee et utilisée à l'origine par les manifestants de Hong Kong en 2019, a été adoptée par les manifestants thaïlandais, permettant une organisation spontanée et décentralisée. Cette méthode utilise la flexibilité tactique, annonçant des rassemblements puis changeant les plans à la dernière minute via des canaux de messagerie (comme Telegram) pour déjouer la surveillance policière et les cordons de sécurité.
Avantages et Limites Structurelles
L'utilisation d'Internet et des réseaux sociaux est un véhicule essentiel pour amplifier les griefs et mobiliser des populations plus larges. Le caractère proteiforme et décentralisé des mouvements présente des avantages, notamment en facilitant la flexibilité et un sentiment d'égalitarisme, et en aidant les manifestants à échapper aux mesures de répression. Au-delà des frontières, la solidarité politique est renforcée, les manifestations dans un pays inspirant des citoyens ailleurs confrontés à des injustices similaires (par exemple, le Népal a inspiré Madagascar).
Toutefois, il est impératif de souligner les limites structurelles inhérentes à ces mouvements sociaux « sans parti, sans organisation et sans revendications cohérentes » à long terme. Dans Twitter et les gaz lacrymogènes (2017), Zeynep Tufekci montre que les réseaux sociaux offrent aux mouvements sociaux une capacité inédite de mobilisation rapide et massive, sans les lourdes infrastructures d’organisation traditionnelles. Mais elle critique aussi cette « puissance sans muscles » : faute d’avoir construit des structures solides, de l’expérience organisationnelle et une stratégie de long terme, ces mouvements peinent souvent à durer, à négocier ou à transformer l’élan de la rue en changements institutionnels. Autrement dit, la facilité de mobilisation grâce aux réseaux sociaux s’accompagne d’une fragilité politique.
En effet, le fait que les mouvements soient sans figure de proue, ni partis, bien qu'utile pour échapper à la répression, entrave la prise de décision à long terme et les laisse sans structures organisationnelles durables. Le mouvement repose sur les algorithmes, l'indignation et les hashtags pour se maintenir, ce qui n'est pas propice à un changement fondamental et durable. Cette culture en ligne peut conduire à des luttes de pouvoir internes, au fractionnement en sous-groupes et à l'émergence de revendications changeantes et potentiellement incohérentes, minant la capacité à construire des coalitions durables.
L'histoire récente, y compris celle des Printemps arabes qu’a étudié Tufekci, montre que de tels soulèvements de jeunesse se sont souvent soldés par le retour de régimes encore plus autoritaires ou par un cycle de violence. L'absence de structure physique stable rend ces mouvements extrêmement vulnérables à la répression numérique. Les États, disposant de ressources et de capacités institutionnelles supérieures, ont appris à déployer des outils de contrôle, y compris la surveillance basée sur l'IA et la censure sophistiquée, pour réprimer les mouvements.
Peu de ces mouvements numériques ont conduit à un changement social fondamental, en particulier lorsque la corruption est profondément enracinée. Même lorsque les gouvernements tombent, comme au Sri Lanka ou au Népal, les vieilles élites politiques traditionnelles restent prêtes à s'engouffrer dans la moindre brèche pour revenir au pouvoir, menaçant de coopter le mouvement. Le véritable défi pour la Génération Z est de trouver un moyen de passer d'un mouvement en ligne dispersé à un groupe doté d'une vision politique viable à long terme, intégrant des liens physiques aussi bien que numériques. Si la ferveur de la Génération Z au Népal, au Bangladesh, à Madagascar et au Maroc démontre que la colère contre l'exploitation néolibérale et le capitalisme de clan est à son comble, la vigilance et l'engagement collectif doivent se poursuivre au-delà des moments de protestation pour que cette rage se traduise en une transformation démocratique et sociale durable.