Nikos Smyrnaios (avatar)

Nikos Smyrnaios

Enseignant-chercheur en sciences sociales, spécialiste d'économie politique du numérique et des médias

Abonné·e de Mediapart

12 Billets

0 Édition

Billet de blog 5 octobre 2025

Nikos Smyrnaios (avatar)

Nikos Smyrnaios

Enseignant-chercheur en sciences sociales, spécialiste d'économie politique du numérique et des médias

Abonné·e de Mediapart

L'Apocalypse de l'IA qui vient

Le capitalisme, dans sa quête perpétuelle d’une croissance exponentielle et d’un rendement maximal, a toujours été structuré par des cycles d’euphorie spéculative, invariablement suivis d’un effondrement dévastateur. Ces bulles, alimentées par la promesse d’une révolution technologique ou financière, absorbent des sommes colossales avant d'éclater. Leur dernier avatar est l'IA.

Nikos Smyrnaios (avatar)

Nikos Smyrnaios

Enseignant-chercheur en sciences sociales, spécialiste d'économie politique du numérique et des médias

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1

L’histoire récente nous offre l’exemple emblématique de la bulle "dot-com" à la fin des années 1990 et au début des années 2000, ainsi que d’autres manies spéculatives comme la frénésie des fibres optiques de Worldcom ou la bulle ferroviaire du XIXe siècle au Royaume-Uni. Aujourd’hui, nous assistons à une nouvelle vague d’hystérie, celle de l’intelligence artificielle générative, mais celle-ci, de par l’ampleur des capitaux absorbés, se révèle largement supérieure à toutes les bulles récentes. Le mythe actuel est bâti sur la conviction que l’IA représente un nouveau véhicule de croissance infinie pour une industrie du logiciel dont le développement ralentissait.

Pourtant, cette vague est marquée par une déconnexion record entre l’investissement et les résultats financiers tangibles, ce qui conduit inéluctablement à un effondrement économique.

Les maîtres du jeu : OpenAI et le monopole de Nvidia

L’économie actuelle de l’IA est fortement concentrée, bénéficiant principalement à deux acteurs dont le sort est intimement lié: Nvidia et OpenAI.

Nvidia, fabricant de puces, détient un monopole quasi absolu dans la fourniture des unités de traitement graphique (GPU) nécessaires à l’entraînement et à l’inférence des grands modèles de langage (LLM). Cette position est cimentée par son langage de programmation propriétaire, CUDA, qui est la seule manière fonctionnelle de faire tourner l’IA générative à l’échelle. L’entreprise tire 88 % de ses revenus de son segment de centres de données, c’est-à-dire de la vente de ces GPU spécialisés. Ces cartes sont incroyablement chères, coûtant entre 50 000 et 70 000 dollars l’unité. Pour maintenir la hype boursière, le marché exige de Nvidia une croissance annuelle de 70 à 150 %, un taux de croissance qui est foncièrement insoutenable.

OpenAI, quant à elle, est devenue l’incarnation de l’industrie de l’IA générative avec ChatGPT. Avec Anthropic, elle représente la majorité des revenus générés dans ce secteur.

Des investissements pharaoniques sans modèle économique viable

Les sommes injectées dans cette bulle défient l’entendement. La plupart des investissements boursiers proviennent d’une poignée de géants (Google, Meta, Amazon, Microsoft) qui ont massivement dépensé en IA, une situation qui ne peut perdurer. Microsoft et Amazon, par exemple, prévoient des dépenses en capital (CapEx) de 80 milliards de dollars et 105 milliards de dollars respectivement cette année.

Le problème fondamental de cette industrie réside dans ce que l’observateur averti du secteur Ed Zitron appelle les « dogshit unit-economics » (une expression que l’on pourrait traduire par une rentabilité unitaire calamiteuse). Contrairement aux technologies passées qui devenaient moins chères à mesure qu’elles gagnaient des clients, l’IA générative voit chaque nouvelle génération de modèle devenir exponentiellement plus coûteuse que la précédente, et chaque client supplémentaire fait perdre plus d’argent aux entreprises d’IA.

Nous observons un système de financement circulaire hautement concentré : Nvidia investit des dizaines de milliards dans des entreprises de centres de données spécialisées (appelées "neoclouds" comme CoreWeave ou Lambda). Ces entreprises, lourdement endettées (CoreWeave a 25 milliards de dollars de dette pour environ 5,35 milliards de dollars de revenus estimés), achètent ensuite des GPU Nvidia. Les GPU eux-mêmes servent de garantie pour obtenir davantage de prêts, permettant ainsi l’achat d’encore plus de puces. Ce cercle vicieux permet à Nvidia de continuer à afficher une croissance record.

OpenAI, l’épicentre de cette folie, est censé dépenser plus d’un billion de dollars, rien que pour ses engagements en matière de calcul et d’infrastructure. L’entreprise a, par exemple, promis un accord de 300 milliards de dollars avec Oracle et nécessite potentiellement 500 milliards de dollars pour construire les 10 gigawatts de centres de données que Nvidia souhaite. Or, OpenAI ne peut absolument pas se permettre de tels montants, affichant des pertes se chiffrant en milliards et n’ayant aucune voie claire vers la rentabilité. Le montant total des revenus générés par l’IA générative pour l’ensemble du secteur en 2025 (environ 55 à 61 milliards de dollars) est dérisoire en comparaison des centaines de milliards dépensés.

Productivité illusoire et destruction d’emplois

Face à l’absence de rentabilité directe, de nombreuses entreprises ont détourné l’attention des investisseurs en se concentrant sur les indicateurs de productivité (comme le nombre de lignes de code générées ou les heures de travail "sauvées"), ignorant que la productivité n’équivaut pas au retour sur investissement (ROI) réel. Un rapport de McKinsey a révélé que 80 % des entreprises n’ont constaté aucun impact positif de l’utilisation de l’IA, tandis que 95 % de celles qui ont adopté l’IA générative n’ont constaté aucun retour sur investissement mesurable.

L’incapacité d’intégrer l’IA dans les processus métier pour générer des bénéfices tangibles est criante. Par exemple, Github Copilot, l’outil d’aide à la programmation le plus populaire de Microsoft, coûte à l’entreprise plus de 20 dollars par mois et par utilisateur, et jusqu’à 80 dollars pour certains. Seuls 1,81 % des 440 millions d’abonnés de Microsoft 365 ont adopté la version payante Copilot, révélant un échec commercial retentissant malgré l’immense force de vente de Microsoft.

Les licenciements dans la Big Tech et dans d’autres secteurs s’expliquent donc moins par une substitution efficace des travailleurs par l’IA que par une volonté agressive de réduire les coûts. L’IA sert de prétexte ou de "couverture" aux dirigeants pour mettre en œuvre des coupes budgétaires et accepter une automatisation de qualité médiocre. L’exemple le plus clair est celui de Meta, qui a associé le déploiement d’outils d’IA à des licenciements massifs (réduction de 22 % de ses effectifs) pour doubler sa marge opérationnelle, prouvant que le ROI a été atteint par la refonte agressive des structures de coûts, et non par l’efficacité de l’IA en elle-même.

Les failles intrinsèques de l’intelligence artificielle générative

Malgré le discours de ses promoteurs, l’IA générative souffre de défauts fondamentaux liés à sa nature probabiliste.

Les grands modèles de langage (LLM) ne font que deviner le mot le plus probable à ajouter dans une phrase, ce qui conduit à des erreurs fréquentes appelées hallucinations. De plus, leur manque de fiabilité signifie qu’ils ne peuvent pas être sollicités pour effectuer la même tâche de manière cohérente à chaque fois. Cette inconstance s’aggrave avec la complexité des tâches demandées.

Dans le domaine du travail dit "de la connaissance", l’IA se heurte à un obstacle essentiel : l’incapacité de remplacer l’expérience et l’intelligence sociale humaine. Un ingénieur logiciel, par exemple, ne fait pas que taper du code; il conçoit, maintient et fait évoluer des systèmes complexes en tenant compte du contexte, de l’historique et de la maintenabilité par ses pairs. Les LLM de codage se comportent comme des stagiaires inexpérimentés, efficaces pour les tâches simples apprises à l’école, mais incapables d’intégrer des solutions complexes ou de raisonner sur les abstractions nécessaires pour un programme mature. L’ingénieur doit vérifier chaque ligne de code générée par l’IA, un processus qui, paradoxalement, peut souvent ralentir le développeur plutôt que d’accélérer la production.

En définitive, la valeur du travail réside dans la capacité humaine à interpréter la demande en fonction de l’expérience, de l’émotion et du contexte—une chose qu’une IA ne peut pas répliquer.

Le coût écologique et social de la course à l’IA

La frénésie d’investissement dans l’IA est directement liée à une consommation énergétique et hydrique gargantuesque, posant des problèmes écologiques et sociaux considérables.

Les centres de données dédiés à l’IA ne sont pas de simples hangars à serveurs ; ce sont des supercalculateurs qui nécessitent une densité de calcul et de puissance sans précédent. Alors qu’un rack traditionnel consomme 3 à 7 kilowatts, les racks modernes pour l’IA, comme le Nvidia GB200, peuvent exiger jusqu’à 132 kilowatts pour un seul rack. Cette densité massive de puissance nécessite une transition coûteuse vers le refroidissement liquide, lui-même gourmand en ressources et en infrastructures.

Pour alimenter ces mastodontes, les hyperscalers ciblent désormais directement des sources d’énergie massives, allant jusqu’à devenir des acteurs majeurs du secteur de l’énergie. Microsoft, par exemple, s’est associée à Constellation Energy pour redémarrer le réacteur nucléaire TMI-1 à Three Mile Island, toute l’énergie étant destinée à ses futurs centres de données IA. Amazon AWS a acquis un centre de données d’une capacité de 650 millions de dollars juste à côté de la centrale nucléaire de Susquehanna.

Ces installations géantes, dépassant parfois la puissance requise par de grandes villes ou nations industrielles (des campus d’un gigawatt sont déjà en construction, et Prometheus, en Ohio, devrait atteindre plus d’un gigawatt l’année prochaine), ajoutent entre 40 et 50 gigawatts de demande énergétique globale d’ici l’année prochaine, soit l’équivalent de la consommation moyenne de pays entiers comme la France ou l’Allemagne. Une telle pression sur les réseaux et l’approvisionnement, y compris en eau pour le refroidissement, engendre inévitablement une augmentation des prix de l’électricité, impactant la société dans son ensemble, tout en menaçant les objectifs écologiques.

La dérive d’un capitalisme financierisé et concentré

Ce que nous observons n’est pas une simple bulle technologique, mais la manifestation la plus obscène des dérives d’un capitalisme financiarisé et concentré au sein de la Silicon Valley, désormais aux mains d’une élite d’entreprises (les Magnificent Seven) désespérée de trouver un récit de croissance nouveau. Les actions et les annonces, souvent dénuées de fondements financiers solides (comme les engagements intenables d’OpenAI ou les schémas de financement circulaire de Nvidia), visent à manipuler le marché et à faire croire à une inéluctable révolution, assurant ainsi la pérennité des valorisations boursières.

Désormais, cette psychose d’investisseurs apparaît au grand jour pour ce qu’elle est. L’éclatement de la bulle est inévitable. Ses conséquences seront dévastatrices pour l’économie mondiale, menaçant la disponibilité même du capital pour d’autres secteurs.

Tandis que l’élite de la Big Tech et les fonds d’investissement privés accumulent d’énormes richesses et se préparent à profiter de la chute en rachetant des actifs à bas prix, les investisseurs de détail et les citoyens ordinaires, trompés par des narratifs médiatiques irresponsables, sont destinés faire les frais de cet effondrement. Cette crise est le prix à payer pour avoir permis à des dirigeants déconnectés, obsédés par la productivité et la réduction des coûts, de détruire de l’emploi et de la valeur humaine à l’autel d’une technologie immature, tout en incinérant des ressources à une échelle de masse pour satisfaire une utopie algorithmique. In fine, les riches, guidés par leur hubris financier, rendront des millions de gens, voire des milliards, bien plus pauvres.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.