A Lluis Llach, ex-collègue, actuel député catalan, chasseur de vautours et bourreau de fonctionnaires.
Lluis, permets-moi de réagir à tes déclarations. L'une sur Twitter, insultant ceux qui allaient défiler à Barcelone pour dire leur attachement à l'Espagne ("Demain, laissons vides les rues de Barcelone. Il ne faut pas que les vautours trouvent de quoi manger"), l'autre dans la presse pour promettre aux employés des services publics de "beaucoup souffrir" s'ils ne collaboraient pas avec le futur gouvernement catalan que tu appelles de tes vœux.
Ces "vautours" du 8 octobre étaient près d'un million. Tout comme j'avais accompagné, cinq jours auparavant, ceux qui portaient des drapeaux catalans, j'ai défilé avec eux. C'était des gens "normaux", moins aisés que toi peut-être, moins "éduqués", mais qui osaient s'exprimer pour la première fois contre le rouleau-compresseur du "Si" à l'indépendance. Parmi eux, les inévitables nostalgiques de la Dictature, des gens venus en autocar de toute l'Espagne mais, en plus grand nombre, des habitants de la "périphérie" des villes catalanes. Descendants de l'Espagne pauvre qui a longtemps fourni la main d'œuvre bon marché à la Catalogne, ils sont aujourd'hui plus nombreux que les Catalans de souche (60% en 1999). Ils ont fait racine en Catalogne, et voudraient que leurs enfants ne soient pas systématiquement coupés de leur culture non-catalane à l'école. C'est eux qu'Oriol Junqueras, numéro 2 indépendantiste de la Generalitat, "oublie" lorsqu'il déclare : "Les Catalans ont plus de proximité génétique avec les Français qu'avec les Espagnols; plus avec les Italiens qu'avec les Portugais, et un peu avec les Suisses. Alors que les Espagnols présentent plus de proximité avec les Portugais qu'avec les Catalans et très peu avec les Français."
La question donc : à partir de combien de générations est-on catalan ? Voilà une problématique éculée, digne de Jean Marie Le Pen, tout comme le jugement sans appel que Jordi Pujol a porté en 1976 sur mes grands-parents, sur Garcia Lorca, Picasso, Velázquez et Antonio Machado : "L'homme andalou n'est pas cohérent. C'est un homme anarchique, un homme détruit. Il vit dans un état d'ignorance et de misère culturelle, mentale et spirituelle. Si, par la force du nombre, il parvenait à dominer, il détruirait la Catalogne en introduisant sa mentalité anarchique et pauvre, autrement dit son absence de mentalité". Ce même Jordi Pujol, président de Generalitat pendant 23 ans - que tu as soutenu et qui t'a généreusement aidé - est aujourd'hui mis en examen pour grande corruption. N'est-ce pas son parti, auquel tu t'es rallié, qui est encore aujourd'hui aux commandes et monte les Catalans les uns contre les autres ?
Quoi qu'il en soit, Lluis, les artistes populaires que nous sommes ne peuvent pas se montrer dédaigneux envers leurs semblables. Même quand ceux-ci ne font pas partie de leur "clientèle". Et je sais de quelle manière tu soignes la tienne. Rappelle-toi les Francofolies à La Rochelle. Ce festival, par la bouche de Jean-Louis Foulquier, m'avait proposé un double concert : toi, 50mn et moi, 1 heure 15 ! J'étais content mais, trouvant ça peu équitable, je me suis rendu à Barcelone pour te proposer de mêler nos répertoires. Pendant les répétitions, tu m'as dit : "Je ne pourrai pas chanter avec toi en français. Ceux qui me suivent ne le comprendraient pas. Je ferai mes chansons, je traduirai un refrain ou une strophe des tiennes en catalan, mais pas plus". J'avais trouvé ça un poil clientéliste et très grossier puisque j'allais chanter avec toi ... et en catalan. En outre légèrement irrespectueux pour ta langue que tu maintenais dans un statut minoritaire et défensif.
Le concert fut un triomphe. Les gens trépignaient, pleuraient d'émotion face à deux artistes se partageant la scène. À la fin, dans un mouvement d'enthousiasme et de reconnaissance, j'ai saisi ton bras et nous avons chanté une "Vie en Rose" d'Edith Piaf improvisée. Plus tard, dans les coulisses, quand le directeur de l'Olympia est venu me dire: "C'est l'un des plus beaux concerts de ma vie. L'Olympia est à vous quand vous le voudrez.", tu es resté enfermé dans ta loge, amer et sombre.
Lluis, nous sommes deux artistes populaires, admiratifs l'un de l'autre, tous deux nés en Catalogne mais de lignées très différentes. Moi, petit-fils et fils de prolétaires andalous émigrés à Barcelone puis à Lyon. Toi, fils et petit-fils d'une petite bourgeoisie rurale de tradition réactionnaire. Moi, enfant, donnant des coups au directeur d'école tandis qu’on chantait le Cara al Sol phalangiste. Toi, adolescent, affilié aux groupes de la "catholicité" franquiste. Moi, artiste d'une "Chanson française" découverte à l'adolescence. Toi, écrivant des chansons de contestation dans une langue que je parlais dans la cour de l'école à Sants.
C'est depuis Sants que je t'écris aujourd'hui. Tu es devenu millionnaire et député par désœuvrement. Moi, entre Barcelone, Paris et Moscou, je continue d'être là où je me trouve. Je sors dans la rue, dans les manifestations, bavardant avec tous, lisant la presse de tous bords, dénonçant les ruses de ceux qui, à Barcelone ou Madrid, n'aiment leur pays et ses gens que pour les entraîner derrière des ambitions et des intérêts occultes.
Tu nommes "vautours" ceux qui s’abritent sous un autre drapeau que le tien. Malheureusement, Lluis, tous les drapeaux sont sales et personne ne nous protège. Alors, va dans la rue. Dis ce qu’il en est. Persuade nos concitoyens des deux camps de ne pas se regrouper en troupeaux de Chaperons rouges menés par des loups démocratistes. A défaut de le faire, tu seras anéanti par la misanthropie, le mensonge, le ressentiment, et responsable de la haine fratricide de tous.