Le slogan « mon corps, mon choix », étendard du féminisme libéral, peut en réalité être dangereux pour la liberté et l'autonomie des femmes en tant que groupe social. C’est une vision manichéenne du féminisme qui est pourtant hégémonique : celui-ci est réduit à la possibilité pour chaque femme de choisir sa manière de vivre comme elle l'entend. Tout choix d'une femme concernant la libre disposition de son corps serait considéré comme « bon » par principe, simplement parce que c'est son choix, et que ce dernier ne regarderait personne d’autre, qu’elle-même.
Ce postulat repose sur l'idée que les choix des femmes seraient toujours bons et ne devraient jamais être questionnés. Une femme veut se raser ? C'est son choix, nous n'avons rien à y redire. Une femme souhaite se maquiller ? C'est son choix. Une femme veut se faire refaire le nez ? C'est son choix. Une célébrité souhaite bénéficier du dernier traitement hollywoodien à la mode consistant à s'injecter de la chair humaine pour lutter contre le vieillissement ? C'est son choix, point final.
Cette approche est à la fois paternaliste et infantilisante. Ce féminisme individualiste est dépourvu de tout sens car il ignore sciemment les déterminismes sociaux. Hommes comme femmes, nos actions sont conditionnées par de longues chaînes de causalités dont nous n'avons, pour la plupart, même pas conscience. Rien n'est plus nocif que de prétendre que la chirurgie esthétique est un acte anodin sous prétexte qu'il s'agirait du « choix » de la femme concernée.
Les standards de beauté n'ont cessé de se durcir ces dernières décennies. Autrefois, la plus jolie fille de votre village était probablement la plus belle personne que vous rencontreriez de votre vie. Le seuil de tolérance esthétique était alors très bas. L'exode rural a d'abord élargi le cercle des rencontres possibles. Toutefois, c'est avec l'avènement du cinéma, de la publicité, et plus récemment des réseaux sociaux, que nous sommes aujourd'hui surexposés à la “beauté” conventionnelle.
Les mannequins choisis pour la télévision incarnent par définition les standards de beauté dominants. Les algorithmes des réseaux sociaux favorisent systématiquement les visages conventionnellement attrayants. Cette surexposition à une « beauté » standardisée (européano-centrée, il convient de le rappeler) engendre une forme d'inflation esthétique. C’est-à-dire que notre satisfaction liée à la beauté humaine diminue au fil du temps. Il était plus facile d’être considéré comme “beau” ou “belle” lorsque nous n’étions pas bombardés d’affiches publicitaires. Les études du QOVES Studio ont démontré qu'après une exposition prolongée à des contenus mettant en scène des personnes jugées conventionnellement attirantes, les individus ont tendance à trouver moins beaux les visages qu'on leur présente par la suite.
Désormais, il ne s'agit plus seulement de correspondre à des standards locaux ou nationaux, mais internationaux. La pression pesant déjà sur les femmes se retrouve alors exacerbée. Les industries de l'image entretiennent délibérément cette inflation des standards. Qu'il s'agisse d'Hollywood ou de l'industrie musicale, ces milieux sont gangrénés par des procédures cosmétiques extrêmes. Pourtant, ces représentations sont omniprésentes : télévision, films, publicités... Nos écrans ne nous montrent que des femmes (les hommes sont concernés, mais dans une moindre mesure) présentées au maximum de leur « potentiel beauté » : maquillage professionnel, chirurgie esthétique, éclairages flatteurs...

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Ces standards inaccessibles (la femme moyenne n'a ni les moyens ni nécessairement l'envie de se soumettre à ces transformations) influencent pourtant l'image que nous nous faisons de la femme ordinaire. Une mannequin ou une actrice qui souhaite conserver son emploi n'a d'autre choix que de se plier à ces opérations souvent ruineuses et dangereuses. Comment parler de « choix » dans un tel contexte, quand on connaît les mécanismes de cette industrie ? D'autant que le secteur de la beauté prospère précisément sur l'insécurité qu'il contribue à créer chez les femmes. Ces normes sont soigneusement entretenues pour maintenir un contrôle sur les corps féminins.
Dans ces conditions, le prétendu « libre choix » de la chirurgie esthétique se révèle être une pure injonction. Dans certains milieux, si vous n'êtes pas assez jeune, belle et à la mode, n'espérez même pas y trouver votre place. Pour les femmes visant une carrière où l'image compte, cette soumission est quasiment obligatoire. Mais la femme lambda n'est pas épargnée, car ses propres critères esthétiques sont également façonnés par ces représentations médiatiques.
Quand des icônes comme Kim Kardashian ou Kylie Jenner participent à cette inflation des standards, elles nuisent à toutes les femmes. Kylie Jenner elle-même souffre des critiques constantes sur son apparence. Le serpent se mord la queue : elle est à la fois victime et complice du système. Pour maintenir sa position, elle n'a d'autre choix que de se conformer à ces exigences. Bien sûr, elle n'est pas la seule responsable, elle n'a d'ailleurs pas choisi d'être célèbre, ayant grandi sous les projecteurs. Mais ses « choix » ont des conséquences néfastes pour les autres femmes. À son crédit, elle reconnaît relativement ouvertement ses interventions chirurgicales. Beaucoup d'autres célébrités entretiennent le mensonge sur leurs transformations, ce qui renforce l'inaccessibilité des standards qu'elles incarnent.
Qu'elles soient célèbres ou anonymes, les femmes paient cher à ne pas jouer le « jeu de la beauté ». La chirurgie esthétique représente un cas extrême car elle n'est pas encore totalement banalisée. Mais le maquillage offre un exemple tout aussi parlant : dans un monde où la majorité des femmes se maquillent, celles qui s'y refusent sont pénalisées, car le maquillage rapproche des canons de beauté dominants. Résister à ces injonctions dans notre société relève de l'exploit.
Je parle en connaissance de cause : en tant que créatrice de contenus face caméra, je consacre un temps considérable à soigner mon apparence (sport, soins capillaires...). Je sais pertinemment que mes vidéos auraient moins de succès si je négligeais cet aspect. La même pression s'exerce sur les femmes du journalisme et plus généralement toutes celles dont l'image est exposée. Je reconnais faire partie du problème à mon échelle modeste. Je ne jette la pierre à personne, car il est extrêmement difficile de résister dans une société qui nous serine que notre valeur dépend avant tout de notre apparence.
Ce que le féminisme libéral présente comme un « choix » n'est qu'un leurre. Prétendre qu'il ne faut pas questionner les décisions d'une femme sous prétexte que ce serait « son choix » revient à renoncer à tout esprit critique, à toute analyse des mécanismes qui façonnent justement ces prétendus « choix ». En réalité, cette prétendue liberté n'est qu'une injonction déguisée : celle de se soumettre aux exigences du marché. L'autonomie féministe ne saurait servir d'alibi à la perpétuation des normes oppressives. En ignorant les déterminismes sociaux, le féminisme libéral ne fait que reconduire, sous couvert de liberté, les mêmes contraintes qu'il prétend combattre.